Le constat clinique du docteur Amélie Benassy
article de Paris-Match
“LES PETITES DOSES D'IRRADIATION AGISSENT TOUJOURS SOURNOISEMENT”
Médecin généraliste, le docteur Amélie Benassy est membre de la Commission de recherche et d'information indépendante sur la radioactivité créée juste après la catastrophe de Tchernobyl. Spécialiste des problèmes de santé liés au nucléaire, elle a participé à trois missions - en décembre 1989, janvier et avril 1990 - dans les Républiques soviétiques contaminées, pour tenter de dresser un bilan sanitaire.
Les rayonnements ionisants peuvent agir à trois niveaux différents: premièrement, sur l'embryon puis le fœtus au cours de la gestation; deuxièmement, sur les cellules « germinales», ou cellules sexuelles re~ productrices i troisièmement, sur les cellules des autres tissus du corps humain, ou cellules somatiques.
1. Sur l'embryon
C'est entre la troisième et la quinzième semaine de gestation que l'embryon est le plus sensible aux radiations. Ces dernières peuvent provoquer chez lui de graves lésions du système nerveux central, en particulier des microcéphalies (diminution du volume cérébral) avec graves arriérations mentales. On estime que, à partir de 50 rads d'irradiation externe reçus, 5 % des embryons seront atteints, avec une augmentation de 1 ‰ par rad supplémentaire. Ce risque est connu depuis longtemps. C'est à cause de lui que les radiographies chez les femmes enceintes sont limitées au strict nécessaire. C'est aussi en connaissant ce risque que tous les médecins locaux ont conseillé l'avortement aux femmes enceintes évacuées des environs de Tchernobyl “Toutes celles qui ont pu le faire l'ont fait”, m'a-t-on affirmé. C'est ainsi que, selon Rosalie Bertell qui a également enquêté sur place, sur mille femmes enceintes au moment de l'accident, soixante-cinq seulement auraient accouché, et, sur les soixante-cinq enfants nés, trente sept seulement auraient survécu. (“Side Trip to Chernobyl”, 26 avril 1989.)
2. Sur les cellules sexuelles
Les cellules reproductrices humaines sont extrêmement sensibles aux radiations ionisantes, en particulier les spermatozoïdes. Leur quantité et leur qualité peuvent être affectées. C'est à partir de 20 rads d'Irradiation externe que l'on commence à observer une diminution du nombre des spermatozoïdes, et cette diminution s'accentue proportionnellement li la dose reçue, pouvant aller Jusqu'à la stérilité, transitoire ou permanente, quand la dose augmente. Mais c'est surtout la qualité de ces spermatozoïdes qui pourra être affectée.
Au niveau des chromosomes véhiculés par ces spermatozoïdes. Ils pourront subir une altération grave du type trisomique: trois chromosomes sur une paire qui ne devrait en avoir que deux - ainsi, la trisomie des chromosomes classés au n° 21 sur les cartes génétiques provoque le mongolisme, et la trisomie 13 est responsable de la gueule-de-loup …
Sur les gènes transmis par ces chromosomes aux enfants à naître. Une récente étude du “British Medical Journal” (Gardner) a montré que de très petites doses d'irradiation pouvaient jouer ici: des hommes accumulant des doses de 1 rem pendant les six mois qui ont précédé la procréation augmentent de six à sept fois le risque pour leur enfant de présenter plus tard une leucémie. Cette étude prouve que des petites doses d'irradiation chromosomique agissent différemment et plus sournoisement que des doses uniques reçues massivement, comme cela a été le cas pour les populations d'Hiroshima et de Nagasaki dont l'étude sert pourtant de référence pour calculer risque lié à l'irradiation.
Tchernobyl va donc nous ménager encore pendant de longues et dramatiques années de sombres surprises.
LES GENES DEFIGURES
“L'accident de Tchernobyl a démontré que l'homme est à la fois tout-puissant et impuissant et il l'a mis en garde : qu'il ne s'enivre pas de sa puissance, qu'il ne joue pas avec elle, n'y cherche pas de biens, de plaisirs ou d'éclats de gloire futiles.
Qu'il porte un regard attentif et responsable sur lui-même et sur sa création. Cor il en est l'origine, mois aussi l'aboutissement. Toute sa création doit tendre vers un avenir de bonheur infini qui succédera à des années difficiles. Les morts et les mutilations de Tchernobyl n'en sont que plus affligeantes. En fin de compte, le plus effrayant, ce sont les chaines chromosomiques rompues et les gènes défigurés. Ils échoppent désormais à tout contrôle. Un jour, des hommes se retrouveront face à eux. C'est la leçon la plus horrible de Tchernobyl.”
Extrait de “La vérité sur Tchernobyl”, de Grigori Medvedev (Albin Michel)
3. Sur les cellules des autres tissus du corps humain.
L'action se situe à deux niveaux.
Au niveau des chromosomes: le nombre d'anomalies chromosomiques est proportionnel à la dose reçue. Il est devenu courant de mesurer le nombre de ces anomalies dans certains globules blancs du sang. C'est la dosimétrie biologique. Elle est utilisable à partir de 20 rems. On a ainsi pu démasquer des mensonges dosimétriques: des travailleurs n'ayant reçu officiellement que les 25 rems auxquels ils “avaient droit” ont affiché 100 à 150 rems !
Au niveau des gènes: on suppose que c'est par atteinte des gènes portés par les chromosomes que la cellule peut subir une transformation cancéreuse. Selon Gillies (“British Medical Journal” du 28 novembre 1987), “il commence à être clair qu'il ne peut y avoir de niveau de dose au-dessous de laquelle une transformation cancéreuse de la cellule ne peut pas se produire”. Heureusement, la cellule possède de nombreux moyens de réparation de ces agressions sur ses gènes. Malheureusement, la courbe anormale des cancers mortels dus aux retombées des bombes d'Hiroshima et de Nagasaki n'a pas amorcé sa décroissance. C'est par ce mécanisme qu'on peut expliquer l'induction de leucémies, dont l'augmentation semble patente sur les populations touchées par les retombées de Tchernobyl : transformations cancéreuses des cellules souches de la moelle osseuse donnant naissance aux différentes lignées sanguines.
Maya Ivanovna Zloba, médecin responsable du centre pédiatrique de Blon, près de Minsk, a montré les photos des enfants nés atteints de malformations qui, depuis 1986, ont été soignés dans son établissement. En vain : ils n'ont pas survécu.
Paris-Match, 1990