TCHERNOBYL 38 ANS APRÈS
Tchernobyl reste un désastre : la santé publique continue de se dégrader. Tchernobyl est une tragédie. Une décision s'imposait : éviter de fortes retombées sur les grandes villes et les industries stratégiques. Les circonstances, vents et pluies, ont conduit à précipiter la radioactivité sur des zones peu peuplées. L'essentiel soviétique a été préservé… dont le secret sur l'opération.
ETB finance l'Institut indépendant de protection radiologique BELRAD.
Prologue : les tenants
Entre le 26 avril et le 6 mai 1986, la ruine du bloc 4 de Tchernobyl a en moyenne rejeté chaque heure l'équivalent des produits de fission de périodes courtes et moyennes d'une explosion de bombe atomique. La plus grande part de cette radioactivité a été emportée sous forme de panaches dont l'extension croissait en fonction de la distance parcourue ; en conséquence, la concentration en radioéléments décroît, elle, du centre vers la périphérie et le long de la trajectoire. Durant cette séquence, la direction du vent de Tchernobyl a fait un peu plus d'un tour complet dans le sens des aiguilles d'une montre, du Nord-Nord-Ouest au Nord. Là où il n'a pas plu lors du passage des panaches radioactifs les retombées n'ont que peu ajouté à celles (autour de 2 kBq/m2) résultant des centaines de tests atomiques atmosphériques réalisés entre 1945 et 1984. C'est le cas des Pays Baltes, de la Pologne, et du Nord de la Russie et de la Biélorussie, notamment, pour ce qui concerne les pays parmi les plus exposés de l'ancien bloc soviétique.
En revanche, là où il a plu durant les heures cruciales les retombées ont été importantes, voire colossales, jusqu'à largement plus de 3 MBq/m2 de Cs137 et au moins trois fois plus d'I131. A cela il faut ajouter celles de Sr90, notables jusqu'à quelques dizaines de km de la centrale, mais aussi aux confins orientaux du Belarus autour de Vietko et Novozhybkov (oblast de Briansk). On ne trouve du plutonium (quelques milliers de Bq/m2) que dans la Zone d'Exclusion.
Cependant, la répartition de ces retombées massives n'a souvent pas suivi les lois de la nature. Si cela avait été le cas, alors la ville de Briansk et les usines militaires de sa périphérie aurait dû être évacuées, puis faire l'objet d'un formidable travail de décontamination. Au delà, à l'Est de Briansk, se trouve une grande anomalie de pollution en forme d'arc, autour de laquelle se répartissent Kazan avec l'usine 22 deTupolev, Samara (usine 1) et Voronezh (usine 64),… l'usine d'aviation de Saratov, idem à Ulianovsk, Tambov (base aérienne et Mitchurinsk, équipements de missiles), Toula (fabrique historique d'armes), Riazan (industrie électronique majeure), Nizhny Novgorod (centre informatique majeur), Kalouga,(réacteurs marins, moteurs d'avion, de char, électronique militaire). Toutes ces infrastructures industrielles stratégiques n'ont pas subi de retombées « problématiques ». Idem pour Tchernigov, Kiev, Gomel, Moghilev, Brest, et de nombreuses autres villes le long du Dniepr jusqu'à la Mer Noire.
CAutant dire que moins de deux jours après l'explosion initiale le Kremlin avait pris la décision de précipiter la radioactivité au plus près de la centrale en ensemençant les panaches avec des particules d'iodure d'argent (AgI). La logistique ad hoc est constituée de 9 bombardiers Tu 16 RR, emportant un laboratoire d'analyse de la radioactivité de l'air et des diffuseurs d'AgI. Ces avions avaient notamment servi à effectuer des prélèvements dans les panaches des essais atmosphériques chinois (une de leurs bases se trouve non loin du site de test chinois de Long Nor). Mais les caprices et l'imprévisibilité de la météo – on ne peut mener l'opération que si la pluie est imminente – ont conduit à sacrifier des régions agricoles et forestières relativement peu peuplées du Sud-Est du Belarus (entre la centrale et Gomel, et au delà, entre Gomel et Moghilev) avec une extension en Russie à l'Ouest de l'oblast de Briansk (raïon de Novozhyblov), et du Nord de l'Ukraine, notamment le territoire à l'Est d'Ivankov et une bande jouxtant le Sud de la Biélorussie vers la frontière polonaise. Là, les cartes montrent des contaminations intenses, souvent proches des valeurs mesurées dans la Zone d'Exclusion, avec des variations abruptes suggérant des injections massives d'AgI dans les panaches.
Logique d'abord
Les panaches de Tchernobyl Le cas de l'iode La reproduction humaine ; le cas particulier de la descendance des liquidateurs Les cancers L'état général de la santé de la population Perspective…
Outre de l'iode, du césium, du cérium, du ruthénium etc, ils contenaient d'abord d'énormes quantités de gaz rares (Kr85 essentiellement). L'ensemble a provoqué une première irradiation, externe et par inhalation. Il faisait beau. L'OMS avait conseillé de ne prendre aucune mesure de protection (Rapport de la Commission d'experts réunie à Copenhague le 6 mai 1986), ce qui confortait la stratégie du secret adoptée par le Kremlin. La plupart des enfants jouaient donc dehors et, contrairement aux adultes de ces régions agricoles qui portent chapeau, casquette et foulard, ils restaient tête nue. Au Belarus, des averses sont survenues à partir du 28 avril jusqu'au 2 mai, soit pendant la période festive autour du 1er mai. Les enfants ont donc respiré un air chargé de particules ß, lesquelles ont provoqué de nombreux saignements de nez (les vaisseaux sanguins de la muqueuse nasale sont très fins), et (aussi chez les adultes – conséquence également observée à Fukushima) une très anormale augmentation de l'incidence de pneumonies dans les semaines suivantes. Beaucoup de particules se sont collées aux cheveux de ces enfants, plus sur ceux des filles que sur ceux des garçons, qui les portent très courts dans ce pays. Elles ont causé des alopécies chez un certain nombre de filles, qui ont plongé leurs parents dans une vraie terreur. Ces pathologies n'ont pas été répertoriées dans les rapports officiels.
Un enfant inspire quelque 300 l d'air par heure. La concentration en iode de l'air à 2 m du sol a rarement dépassé le millier de Bq/m3. La thyroïde est un organe parmi les plus résistants aux radiations. La très forte incidence des nodules, kystes, thyroïdites et cancers (environ 5 000) chez les enfants (et ensuite chez ceux devenus entre-temps adultes) dans la décennie qui a suivi Tchernobyl ne peut donc s'expliquer que par l'ingestion de quantités importantes du radioélément (lait, légumes du potager) durant les semaines qui ont suivi l'accident. Pour preuve, au Japon, où on a veillé à écarter les aliments contaminés, dans une cohorte infantile touchée équivalente à celle du Belarus, le nombre de cancers thyroïdiens avérés ne dépasse pas 250. Cette réalité biélorusse peut servir de proxy qualitatif pour caractériser tous les maux engendrés dans les décennies suivantes.
Les données de l'hôpital central du district de Stolin dont nous disposons couvrent la période 1986-2018 (malheureusement l'année 1985, le point zéro, fait défaut). Il s'agit d'un district du Sud du Belarus situé à 250 km à l'Ouest de Tchernobyl. Le territoire a subi des retombées importantes comme le montre l'exemple d'un échantillon de bolets cueillis dans la région à l'automne 2020, mesuré à 350 kBq de Cs137 par kg de poids sec – la contamination initiale était double, 700 kBq/kg de poids sec, puisque la période radioactive du Cs137 est de 30 ans –, soit 140 fois au delà de la limite légale biélorusse en vigueur.
La multiplication des malformations visibles à l'échographie a conduit à un taux d'avortements thérapeutiques de 77 pour 100 naissances en 1986 et 1987. Ce taux a ensuite fluctué dans une fourchette de 35 à 20 entre 1988 et 2010 pour diminuer sensiblement ensuite. Ces interruptions de grossesse ont évidemment biaisé par défaut les statistiques des malformations que le registre national biélorusse tient à jour depuis 1971. Seules les malformations non repérables à l'échographie et détectables après la naissance sont donc comptabilisées. Leur nombre a grosso modo progressivement doublé entre 1986 et 2006. Parmi ces malformations, potentiellement radio-induites, les plus fréquentes touchent le cœur et le système nerveux (diplégie spastique notamment). Les données reçues de première main (villages de Diatlovichi et Olmany, et hôpital pédiatrique de Minsk) suggèrent des incidences de l'ordre de 10 à 20 fois celles observées ici en France. Les rapports officiels sont muets sur le sujet. Le plus inquiétant concerne les diplégies spastiques de plus en plus fréquentes depuis le début des années 2000. Leur nombre est par exemple aujourd'hui de 8 à Diatlovichi (230 km à l'Ouest de Tchernobyl) dans une cohorte de 350 enfants d'âge scolaire. Il est de 4 ou 5 à Olmany (à 200 km de Tchernobyl et 100 km de Diatlovichi) pour 190 enfants. Cette évolution trahit sans doute deux choses : l'une à peu près avérée est la forte consommation de lait par les femmes enceintes… aliment réputé favoriser la naissance de beaux bébés…, mais la chaîne du lait est loin d'être solidement sécurisée avec une limite peu protectrice pour le fœtus de 100 Bq/l ; l'autre est la transmission épigénétique de défauts chromosomiques, l'instabilité génomique, telle que l'ont établie les études pionnières du Pr Roza Goncharova et de son équipe sur 22 générations de campagnols roussâtres entre 1986 et 1996. Aucune recherche équivalente sur les humains n'a été financée. On avance donc « à vue » dans un certain brouillard.
La descendance de la génération des liquidateurs a été considérablement affectée par l'enrôlement des pères à Tchernobyl. On comptait six fois plus de malformations chez leurs enfants que dans la population générale. A cela il faut ajouter des mortalités péri et néonatale repérables jusque dans les statistiques démographiques de la Banque Mondiale https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/250413/tchernobyl-la-mort-des-enfants-en-prime. Ainsi, un petit pays exempt de retombées mais ayant envoyé plusieurs milliers de liquidateurs à Tchernobyl, la Lettonie, a connu un épisode où la tendance historique mondiale de la baisse de ces mortalités s'est inversée : entre 1986 et 1995 le taux de mortalité pour 1 000 naissances est passé de 12 à 14,6, et n'a retrouvé qu'en 2010 une valeur (6,6) compatible avec la tendance dans les autres pays du monde également épargnés par les retombées. Il s'agit bien de la période de procréation par les jeunes adultes de la génération Tchernobyl. Ce constat est absent des rapports officiels sur les séquelles de Tchernobyl.
Tout comme chez les survivants de Hiroshima et Nagasaki, l'augmentation du nombre de cancers est notable mais faible en valeur absolue en regard des autres pathologies, sauf pour les leucémies dont le nombre reste une sorte de secret d'Etat. Les traitements des cancers ayant fait de grands progrès, il faut évidemment comparer l'accroissement du taux de mortalité par cancer chez les survivants des deux bombardements avec celui des cancers au Belarus. Au Japon, les données 1950-1972 font état d'un risque relatif moyen de 1,5 [The Committee for the Compilation of Materials on Damage Caused by the Atomic Bombs in Hiroshima and Nagasaki, Hiroshima and Nagasaki, The Physical, Medical, and Social Effects of the Atomic Bombings, Iwanami Shoten, Tôkyô (1979), p. 258]. A Stolin, notre référence signifiante pour les régions contaminées, l'incidence des cancers a augmenté continûment, multipliée par 1,8 entre 1986 et 2018 (celui des décès par cancer fluctue autour d'une tendance quasi plate).
Il ne cesse de se dégrader. La morbidité est chiffrée par le nombre de maladies enregistrées par an et par mille habitants. En 1986 les valeurs étaient identiques chez les enfants et les adultes : 300. Dix ans plus tard elles s'étaient disjointes : 1 160 chez les enfants et 780 chez les adultes. Depuis la morbidité dans ces deux populations tend à converger, l'une – des enfants – vers 1 500, et l'autre – des adultes – vers 1 300. Les adultes d'aujourd'hui sont les enfants d'hier… il ne faut donc pas limiter notre vision des problèmes à l'état de santé de la population infantile.
Ainsi toute la population du Belarus reste affectée par les séquelles sanitaires de l'accident. Plusieurs millions de personnes vivent dans un environnement dangereux où leur pauvreté (mais aussi leurs traditions culinaires !) les pousse à aller chercher une partie non marginale de leur alimentation dans leur voisinage immédiat (lait de la vache familiale, produits du potager, champignons, baies et gibier des forêts).
Dans les villages et villes où l'enseignement de l'Institut Belrad et de ses relais locaux est dispensé la contamination moyenne des enfants s'est stabilisée autour de 30 Bq/kg de poids de corps. Les accidents sont de plus en plus rares et dépassent très rarement 1 000 Bq/kg, là où il y a un quart de siècle des contaminations de plus de 2 000 Bq/kg étaient fréquentes. Cependant, on reste à la merci d'une année faste où la générosité des forêts se montrera exceptionnelle, du non renouvellement à Belrad de l'autorisation d'exercer sa mission dans telle école de tel village, et de l'arrêt définitif du contrôle des aliments dans des localités très contaminées, comme à Olmany à partir du début des années 2010. De toutes façons, les missions de terrain de Belrad ne touchent que 3 à 5% de tous les enfants exposés. Aussi, notre connaissance des dégâts sanitaires post-Tchernobyl est-elle essentiellement lacunaire et le restera.