Yves Lenoir
Toute production d'énergie au moyen de la fission atomique (coupure en deux ou trois d'un noyau lourd d'uranium ou de plutonium par un neutron) s'accompagne de la production d'éléments pour la plupart instables, radioactifs. L'inventaire des centaines d'éléments résultant de ces fissions dépend du processus physique utilisé (bombes, réacteurs à neutrons rapides, réacteurs à neutrons thermiques), mais aussi de la matière fissile employée (uranium 235 et/ou Plutonium 239 et 241). Cependant, en première approximation, pour les isotopes à durée de vie moyenne ou longue comme les césiums 134 et 137 et le strontium 90, on peut adopter une règle de proportionnalité : il y a proportionnalité entre productions d'énergie et quantités de ces radio-éléments. Il s'agit maintenant de démontrer cette assertion en forme de théorème !
Il nous faut au préalable expliquer une grande différence entre les retombées immédiates d'une bombe atomique, celles d'un accident de réacteur et celles d'un accident survenant dans un stockage de déchets radioactifs (combustibles usés et/ou sous-produits du retraitement). Cela suppose de bien comprendre les mots qui décrivent la radioactivité, l'énergie des rayonnements et les divers types de rayonnements.
Radioactif signifie instable. Un élément radioactif a tendance à se désintégrer. Le processus de désintégration d'un élément radioactif donné, un radio-isotope, obéit à une loi probabiliste immuable que l'on peut caractériser par le temps nécessaire pour que la moitié d'un nombre donné d'atomes se désintègre. Ce temps est appelé période ou demie-vie.
Les fissions produisent, on l'a dit, une large palette d'éléments radioactifs dont les demies-vies vont de l'heure à plus de 10 millions d'années ! On conçoit alors que comptabiliser ces éléments en fonction de leur masse n'a pas grand sens puisqu'un milligramme d'un radio-isotope ayant une demie-vie de une heure aura en gros la même radioactivité qu'une demie-livre d'un radio-isotope de poids atomique voisin mais avec une demi-vie de 29 ans (250 000 heures). C'est pourquoi on exprime la radioactivité en Becquerels ou en Curies. Un Becquerel (Bq) correspond à une désintégration par seconde, alors qu'une Curie (Ci) vaut 37 Milliards de Bq, la radioactivité d'un gramme de Radium 226
Notons qu'il ne s'agit que d'un dénombrement. Pour bien clarifier les choses, il faut ajouter que la désintégration d'un atome instable peut comporter plusieurs étapes, chacune d'entre elle étant caractérisée par l'émission d'une énergie sous forme d'un électron animé d'une grande vitesse (rayonnement bêta), d'un noyau d'Hélium également animé d'une grande vitesse (rayonnement alpha) ou d'un rayonnement électromagnétique (rayon gamma) en fin de chaîne de désintégration. A titre d'exemple : le Cs137 se désintègre à 95% en Baryum137m avec émission bêta de 514 keV (kilo électron.volt) ; le Baryum137m n'a pas tout à fait la bonne masse (on peut aussi dire qu'il souffre d'un trop plein d'énergie puisque Einstein a démontré qu'il y a équivalence entre masse et énergie : E = M c2, où c est la vitesse de la lumière) ; il va dont très rapidement se délester de ce trop plein en émettant un rayonnement gamma de 662 keV, un rayonnement facile à mesurer avec un compteur, dont l'intensité sera proportionnelle à la quantité de Cs137 dont il procède, pondérée par l'atténuation entre la source et le compteur (cette atténuation dépend de la matière traversée et de la distance). Le Baryum137 est stable ; 5% des désintégrations du Cs137 donnent directement un noyau de Baryum137 stable avec émission d'un rayonnement bêta de 1176 keV.
Petit rappel: l'équivalence entre les diverses formes d'énergie est connue depuis la fin du XVIIIe Siècle. On a d'abord établi l'équivalence entre travail mécanique et chaleur (c'est pour cela que les freins chauffent quand on ralentit la voiture en les sollicitant). Puis lorsque l'on a compris comment la caractériser, on a élargi cette règle d'équivalence à l'énergie électrique. Lorsque les réactions concernent une molécule ou un atome, les énergies en jeu sont très petites. On utilise donc une unité qui représente une toute petite quantité d'énergie, l'électron.volt (eV) qui exprime le travail que fournit un électron lors d'une baisse de potentiel de un volt. L'eV est adapté à la mesure des réactions chimiques. Les réactions atomiques (fission, fusion et désintégration) mettent en jeu des quantités bien plus considérables d'énergie, que l'on chiffre en keV ou en MeV (million d'eV).
La règle d'équivalence entre eV et Joule:
Parler de Bq ou de Ci sans préciser les radio-éléments en cause c'est donc parler pour ne rien dire!
Lors d'une explosion atomique sont produits en une fraction de seconde tous les radio-isotopes à demie-vie courte, moyenne et longue. Les retombées immédiates (les pluies noires d'Hiroshima et Nagasaki) sont donc très radioactives.
Dans un réacteur atomique dont le cœur est à l'équilibre (après un an de fonctionnement) la plupart des produits de fission à vie courte se sont désintégrés et sont donc devenus stables. Là se situe la différence avec ceux que va rejeter une explosion atomique. On y trouve cependant des radioéléments à vie courte mais il résultent de fissions récentes et sont donc en relativement faible quantité. L'adverbe “relativement” ne doit pas être mésinterprété : il ne veut pas dire que ces éléments sont inoffensifs mais que ces radioéléments ne sont pas représentatifs de toute l'énergie produite par le combustible atomique depuis son introduction dans le réacteur. Celle-ci est en revanche directement responsable de l'accumulation de radioéléments à demi-vie moyenne comme le Cs137 (30 ans) et le Strontium 90 (29 ans). Ces deux radioéléments constituent une part majeure de l'inventaire des déchets radioactifs dit de “haute activité” (combustible usé et déchets du retraitement).
Lors d'un accident de réacteur, comme à Three Mile Island, à Tchernobyl ou à Fukushima, la radioactivité du combustible décroît extrêmement vite du fait de la désintégration des produits de fission à demie-vie très courte présents. En gros elle baisse d'un facteur mille à l'issue des premières 24h après l'arrêt des fissions. Vont se trouver encore en quantités dangereuses les produits à demie-vie courte comme l'iode 131. C'est une phase charnière : l'énergie des désintégrations est encore très grande. Si les installations sont détruites comme à Tchernobyl ou ne sont plus refroidies comme à Fukushima, la chaleur résiduelle va rapidement faire fondre le combustible (à 2800 °C) et les produits de fission se disperseront dans l'environnement en proportion d'autant plus grande qu'ils sont plus volatiles.
Notre démonstration se termine si nous nous plaçons deux mois après l'accident quand tous les produits de fission à vie courte ont disparu (ou étaient absent dès le départ, cas d'un accident au sein d'un stock de déchets) : il ne reste, pour faire simple, essentiellement que les césium 134 et 137 et le strontium 90. Il en serait de même des retombées d'une explosion atomique. La comptabilité de ces radioéléments se rapporte alors directement à l'énergie des fissions dont ils ont procédé.
Quand on rapporte l'énergie produite par le combustible d'un réacteur de 1000 MW à l'équilibre à celle d'une bombe A de type Hiroshima ou Nagasaki on trouve en gros un facteur 1000.
Alors, si 20% des Cs134 et 137 ont été rejetés dans l'environnement, cela représente la quantité de ces radioéléments présents dans les retombées de 200 explosions de type Hiroshima et Nagasaki. On en déduit qu'un réacteur atomique siège d'un accident majeur provoque des séquelles environnementales et sanitaires équivalentes à moyen et long terme à celles que ferait subir un échange nucléaire de “théâtre” impliquant plusieurs centaines d'armes tactiques. Fort heureusement les effets à très court terme sont en revanche absent (morts immédiates et par irradiations externes et/ou internes aigües).
Exercices d'application:
Il est alors tentant de “rentabiliser” la dispersion de radioactivité chez l'adversaire en ciblant une ou plusieurs centrales atomiques. On y gagne un facteur au minimum de 1000 en pouvoir de nuisance. Car on ne peut ignorer le potentiel des stocks de combustibles usés entreposés sur le site même des centrales atomiques. Le problème de leur sûreté résiduelle dégradée se pose toujours à Fukushima Dai-ichi ! Qu'Al Qaïda ait tenté de détruire la centrale de Three Mile Island le 11 septembre 2001 appartient à la logique des actions planifiées pour ce jour là…