Nesterenko List “Biélorusskaia Délovaia Gazeta”
“Que devons nous faire de cette vérité aujourd'hui? Maintenant? Comment nous comporter envers elle? Si ça explose une autre fois, si la même chose se répète…” (Monologue de Vasili Nesterenko dans la nouvelle La Supplication” de Svetlana Aleksievitch)
“Biélorusskaia Délovaia Gazeta” continue son enquête sur les dessous de l'emprisonnement du recteur de l'Institut de médecine de Gomel, professeur Bandazhevsky. Notre précédente publication a obligé les autorités à commencer à s'agiter. Ils entreprennent de nouveaux pas à la recherche de justifications pour l'arrestation du savant: le parquet est passé aux actions illégales, en promettant de ne pas punir les étudiants de l'institut qui confesseront spontanément d'avoir donné des pots de vin au recteur…
Hélas, nous avons de sérieuses raisons de craindre pour le destin d'un autre héros de notre enquête, le professeur Vasili Nesterenko. C'est lui qui, en collaboration avec l'ex recteur de Gomel, dresse le Registre des doses de radiations ou, plus concrètement, la liste de ceux qui sont condamnés à mourir à cause de l'inaction des autorités biélorusses.
Le Registre des doses de radiations mesurées, que le professeur Nesterneko est en train de préparer malgré les obstacles (rappelons que, malgré la décision officielle, le financement n'a pas été affecté et les travaux n'avancent pas), présentera le tableau de la terrible situation où se trouve la population de la zone de Tchernobyl. Les dizaines de milliers de liquidateurs biélorusses qui sont déjà morts, et les dizaines de milliers qui mourront d'ici peu d'années ne soutiendront pas la comparaison avec les dimensions des “glaçons fondus” du professeur Bandazhevsky. Le Registre inclura la dose des radiations réellement reçues au cours de chaque année depuis avril 1986. C'est poser publiquement le problème d'une demande d'aide à la communauté internationale. Car Belarus, compte tenu de sa situation économique actuelle, ne peut pas venir seule à bout de la catastrophe. La création du Registre pose son auteur au niveau du célèbre Schindler, et le Registre devient ainsi un “NESTERENKO LIST”. Sur la base des données du nouveau registre les autorités devront renoncer une fois pour toutes aux tentatives suicidaires de retour dans les territoires pollués, de formuler un nouveau concept de vie (et non de survie, comme aujourd'hui) de la population dans ces territoires, prévoyant si nécessaire la continuation de l'évacuation. En vérité il faut préciser: “les autorités seront obligées” si le travail sur le Registre sera porté à son terme. L'arrestation du recteur de l'Institut de médecine de Gomel, Yuri Bandazhevsky, rend cette tâche plus difficile.
Donc, le second nom dans notre histoire, le professeur Nesterenko, est une personnalité très éminente dans le monde scientifique de Belarus et de l'Union des Etats Indépendants. Disons plus, c'est une personnalité de renommée mondiale, la réputation du physicien Nesterenko en Occident est beaucoup plus grande que celle du médecin Bandazhevsky.
Pendant 30 ans Nesterenko a travaillé à l'Institut de l'énergie nucléaire à Sosny près de Minsk à la création de réacteurs mobiles: le projet était de les placer sur des “mille-pattes” (construits dans l'usine des tracteurs à roues de Minsk), de les transporter dans les régions climatiques difficiles d'accès mais riches en matières premières et, avec le support de ces réacteurs sur châssis, de créer des “villes-jardins” dans les toundras et les déserts. Les travaux étaient destinés à transformer, la carte économique du monde en faisant fleurir les régions septentrionales de l'URSS, de la Sibérie, des pays du tiers monde… Nesterenko devait rendre compte de l'avancement des travaux tous les mois devant la Commission industrielle-militaire du Conseil des ministres de l'URSS à Moscou. A la fin il créa son réacteur. Mais c'était un an avant le fatal 1986, qui obligea le savant de faire un choix… En 1985 un des réacteurs était complètement terminé, un autre passait des tests. Mais Nesterenko n'avait pas pu défendre ses réacteurs contre les autorités, épouvantées par l'accident de Tchernobyl, et le travail de 30 ans fut perdu. Cela ne lui fut pas pardonné par beaucoup de gens, notamment par ses collaborateurs, qui se virent arracher 30 ans de leur vie. Car après l’accident Nesterenko décida d’orienter entièrement les travaux de l’institut sur la protection radiologique de la population.
Dès les premiers jours après l'accident de la Centrale atomique de Tchernobyl Nesterenko dirigea, en collaboration avec l'académicien Legassov, la partie scientifique des travaux pour la liquidation de ses conséquences. Des 800 mille hommes qui reçurent des certificats de liquidateurs de Tchernobyl sous le régime soviétique, des dizaines de milliers sont déjà morts, la moitié sont devenus invalides. C'est triste à dire, mais Nesterenko, irradié en 1986, appartient lui aussi à cette cohorte de condamnés.
Le physicien Nesterenko tenta de donner des recommandations pour la solution des conséquences de la catastrophe. Elles furent simplement ignorées. Il démontra, par exemple, la nécessité d'évacuer les habitants de la zone des 100 km autour du réacteur et d'évacuer tous les enfants de Gomel…
Persécuté par tout le monde, il quitte l'institut et fonde l'Institut Biélorusse de Sécurité Radiologique BELRAD. Il élabore des dosimètres, des radiomètres, des systèmes de contrôle des produits alimentaires, des additifs alimentaires qui évacuent les radionucléides de l'organisme, il tente d'obtenir des financements, il écrit des messages aux parents dans la tentative de sauver leurs enfants… Finalement il reçoit d'organisations de bienfaisance irlandaises (puis allemandes) des fauteuils-SIH (spectromètre d'irradiation humaine) et part, sur invitation des présidents “progressistes” de kolkhozes, mesurer les radionucléides dans l'organisme des habitants de la zone de Tchernobyl. Il publie ces monitoring, les envoie au Ministère de la Santé, au gouvernement. Mais ses possibilités sont limitées, non seulement par les portes des bureaux des fonctionnaires, mais aussi par le niveau technique, par les conditions domestiques de son travail, et par les forces de sa femme, qui pendant des nuits entières dactylographie les travaux du professeur, les multiplie, les envoie dans le monde entier…
Le professeur Nesterenko n'est pas le premier à avoir tenté de créer le monitoring des doses d'irradiation radioactive reçue par les habitants de la zone: les Registres, dont l'établissement est financé par le budget de l'état, apparaissent d'abord en 1992, puis en 1998.
Nesterenko est le premier à proposer d'inclure dans les chiffres totaux la dose obtenue “à partir de mesures directes des radionucléides dans l'organisme concret”. “Les doses complètes (accumulées depuis 1986 N.d.t.) et les doses annuelles peuvent constituer les critères les plus objectifs pour le Ministère des Situations d'Urgence, pour le Ministère de la Santé, pour le Ministère de l'Agriculture et du Ravitaillement et en général pour le gouvernement de la république, pour la réalisation des mesures de sécurité de la population et pour la répartition plus efficace des ressources financières du Programme de Tchernobyl”, - écrit Nesterenko ( ) .
Comme Bandazhevsky il recueille minutieusement les faits, ceux dont il parlait à Svetlana Alexievitch et qui seront, comme il l'espère, “réclamés”. Il effectue un audit indépendant des résultats des mesures officielles et affirme: “Le Registre des doses annuelles accumulées par la population de Belarus-98, établi par l'Institut de Recherche Scientifique et Clinique de la Médecine des Radiations et d'Endocrinologie, approuvé par le Ministère de la Santé de la République de Belarus en mars 1999, est erroné et inexact à cause du choix de la méthode indirecte de détermination des doses d'irradiation par les radionucléides contenus dans le lait et dans les pommes de terre, ainsi qu'à cause de la non représentativité de ces échantillons en quantité trop faible dans chaque village. Le résultat est que les doses annuelles sont diminuées dans ce registre de 2 à 7 fois…” (). Il n'est pas étonnant, selon Nesterenko, qu'en adoptant une telle méthode pour l'établissement du Registre-98 n'y figurent que 128 villages (56 mille habitants), dont les doses annuelles dépassent 1mSv/an. Dans le précédent Registre-92, par exemple, ces villages étaient au nombre de 1102, et y habitait environ 1 million de personnes. Or si les doses “officielles” sont inférieures à un millisivert (1mSv) par année, l’état ne fournit aucune aide aux populations.
Sur la base de ce Registre les autorités ont pu effectivement déclarer à haute voix “nous sommes en train de triompher contre les radiations. Nous avons même déjà gagné”. L'argent n'a pas été dépensé pour rien, Hourra! Cela aurait été possible, s'il n'y avait pas eu Bandazhevsky et les résultats de ses découvertes. Et si il n'y avait pas eu Nesterenko, catégorique dans son appréciation: “Ce Registre ne peut pas servir de base aux habitants des régions de Tchernobyl et au gouvernement pour l'organisation de la protection contre les radiations. Pour cette raison le Registre-98 doit être supprimé” ().
Nesterenko n'est pas toujours seul. Dix éminents professeurs et académiciens, qui travaillent continuellement sur la problématique de Tchernobyl, ont fait partie de la commission parlementaire, présidée par Nesterenko, qui a abouti à la même conclusion.
(N.d.t.: Au mois d'avril dernier, à la suite d'une intervention critique de Nesterenko devant le Parlement de Belarus au sujet du Registre officiel, les parlementaires l'invitèrent à faire du travail constructif, au lieu de critiquer. Une commission ad hoc fut constituée que Nesterenko accepta de présider à condition que n'en fissentpas partie les membres de la commission précédente. Ce qui aboutit à la conclusion coïncidente avec ses propres analyses.)
Il s'efforce de faire connaître à tout le monde les faits recueillis par sa méthode… Son monitoring est indispensable, parce que premièrement il est nécessaire de savoir CE qui se passe réellement sur le terrain. Deuxièmement, comment et dans quelle mesure CELA peut être changé. Troisièmement, l'année prochaine prennent fin les dispositions du Programme Tchernobyl 1996-2000. Quatrièmement, l'année 2001 n'est pas loin, année des élections présidentielles en Belarus. Et cinquièmement, - mais ne le savent que quelques dizaines de personnes, - en l'an 2001 se termine la première période de demi-vie du plutonium-241, dont sont recouvertes des régions entières autour de Gomel… (N.d.t.: Au bout de 13,2 ans (demi-vie) cet élément, mesuré en curies, devient plus nocif pour la santé.)
On sait dans les couloirs du pouvoir que des personnes de l'équipe d'Alexandre Loukachenko avaient offert au savant “dissident”, (dont la pension s'élève à 50 $ par mois), le poste de conseiller du Président pour les problèmes de Tchernobyl. Nesterenko refusa, en déclarant que de toute façon il répondra à tout ce qu'on lui demandera, et dira la vérité. On ne sait pas exactement ce qui poussa le professeur à refuser les hautes fonctions dirigeantes: le souvenir du printemps 1986, quand les fonctionnaires locaux absorbaient en cachette l’iode stable pour se protéger et protéger leurs familles contre l’iode radioactif ? Ou bien le fait que Guénnadij Karpenko (opposant du pouvoir, qui organisait la protection des populations N.d.t.) avait été élève de Nesterenko, et que rarement les professeurs trahissent leurs élèves…
Au début de cette année le pouvoir demanda finalement la vérité à Nesterenko: la proposition que le professeur avait adressée au Ministère des Situations d'Urgence de créer un nouveau Registre des doses enregistrées reçut l'approbation du gouvernement. Une nouvelle méthode d'élaboration du monitoring fut en même temps homologuée. Méthode qui aurait requis la modification du concept de vie dans les territoires pollués…
Selon les dernières données 135 mille personnes ont été évacuées de la zone. Mais aujourd'hui encore les biélorusses vivent officiellement et légalement là où, dans les régions voisine d'Ukraine et de Russie, il ne reste depuis longtemps que des villages abandonnés. Dans les territoires ayant un niveau de radioactivité entre 15 et 40 curies par km carré vivent chez nous 130 mille personnes, alors qu'en Ukraine et en Russie les habitants sont évacués de ces lieux depuis longtemps! (). Nos concitoyens y vivent, cultivent le blé, élèvent le bétail, amènent les enfants chez les grands-mères, se marient et font des enfants…
Le Registre de Nesterenko pourrait modifier la situation défavorable qui s'est créée ces dernières années pour la nation qui se bat seule contre les conséquences de l'accident de la centrale de Tchernobyl. Nous sommes seuls parce que la tragique réalité est présentée intentionnellement sous de fausses couleurs. Qui, hormis un petit cercle de scientifiques et trois dizaines de fonctionnaires des différents ministères, connaît les résultats des recherches des professeurs Nesterenko, Bandazhevsky, Kondrachenko?.. Et les scientifiques non plus ne savent pas tout. En outre ce ne sont pas eux qui pensent comment utiliser l'information reçue et quoi faire par exemple avec les données des recherches de Kondrachenko. D'après leurs données, près de 42% des enfants nés dans la zone de Tchernobyl ont un retard de 3-4 ans dans le développement psychomoteur. La norme pour les enfants qui naissent dans un milieu social ordinaire avec un retard dans le développement psychique et des déficiences intellectuelles représente 4%. 8% c'est déjà une épidémie. Dans toute l'histoire de l'URSS le plus grand pourcentage de naissances d'enfants de ce genre a été enregistré dans la ville des malheureuses tisseuses de Ivanovo: 12% (). MAIS CHEZ NOUS LES ANOMALIES SONT 4 FOIS PLUS NOMBREUSES! L'intervention de l'État est indispensable pour guérir la société. Mais les autorités (comme l'opposition) se taisent. Qu'attendent-ils?.. ce sera le thème de notre prochain article.
Quant au Registre de Nesterenko, ou “Nesterenko List” c'est bien plus qu'un simple tournant vers un nouveau cours dans la solution des problèmes de Tchernobyl. C'est une chance pour la nation. L'arrestation de Bandazhevsky aura certainement des conséquences pour la poursuite du travail de Nesterenko. S'il est impossible d'empêcher que la vérité sur l'accident émerge, les personnes intéressées feront tout le possible pour en limiter l'accès. Comme c'est le cas aujourd'hui par exemple dans l'Institut de médecine de Gomel. Car Bandazhevsky a laissé derrière lui une école de savants radiologues de talent, capables de continuer son travail. Et contre qui est dirigée l'ordonnance du comité exécutif régional de Gomel (!) sur la révision des programmes de recherche scientifique de l'école supérieure, si ce n'est contre eux et contre les idées de Bandazhevsky,? Dès le début, disent-ils, l'ex-recteur a orienté les programmes de façon incorrecte, exclusivement sur la problématique de Tchernobyl. Quels sont les spécialistes que veulent les autorités, qui refusent obstinément de reconnaître la catastrophe nationale? Des psychiatres pour les victimes de Tchernobyl?. Si tout reste comme avant, ils seront effectivement nécessaires en grand nombre…