par Solange FERNEX
(Article paru dans l’édition 2004 du livre: “Les silences de Tchernobyl, l’avenir contaminé” Ed. Autrement)
Solange Fernex
C’est à la 3ème Assemblée des citoyens d’Helsinki (HCA)1), à Ankara en en 1992, que je rencontre un groupe de scientifique qui présente des données totalement inédites et inquiétantes sur la catastrophe de Tchernobyl et ses victimes, dont l’Occident ne savait alors pratiquement rien. Les professeurs Vassili Nesterenko, physicien nucléaire pour la Biélorussie, Evguéni Yakovlev, hydrologue, pour l’Ukraine, et A.G. Nazarov de Moscou présentent les résultats d’une expertise citoyenne conjointe sur les mécanismes de la catastrophe et sur ses conséquences pour la santé et l’environnement. Après la levée du secret sur les archives de Tchernobyl en mai 1989 par le Soviet suprême de l’URSS, dans le cadre de le glasnost, celui-ci met en place un comité spécial, chargé d’étudier les causes de la catastrophe de Tchernobyl. Ce comité du Soviet suprême crée en son sein un groupe permanent pluridisciplinaire, composé de 200 experts du plus haut niveau scientifique, de Biélorussie, d’Ukraine et de Russie. Des députés de la Douma à Moscou, dont Alla Yarochinskaya2) originaire de Jitomir en Ukraine, en font également partie. Toutes les archives officielles leur sont communiquées. Le responsable du comité spécial pour la Biélorussie est le directeur de l’Institut de radioprotection « Belrad », le professeur Nesterenko, membre correspondant de l’Académie des sciences de Biélorussie.
La mission du comité est d’éclairer les nouveaux représentants du peuple et l’opinion publique sur la genèse de la catastrophe, les mesures prises par les autorités et les conséquences de Tchernobyl. En 1991, au moment de la dissolution de l’Union soviétique, alors qu’on assiste à un recentrage et à un repli sur soi de chacune des nouvelles Républiques qui en sont issues, le comité permanent décide quant à lui de poursuivre ses travaux malgré les frontières nouvelles, et ce grâce à l’ONG SENMURV et au soutien de l’ONG Aide à Tchernobyl du champion d’échec Karpov. Les quatre volumes des conclusions du comité permanent sont publiés par « Belrad » en 1992-1993 et traduits en anglais avec l’aide de la journaliste suisse Susan Boos. Il s’agit là d’une démarche de transparence, d’une expertise indépendante des appareils étatiques. A Ankara, les experts présentent leurs résultats comme une initiative citoyenne, démocratique, au service des nouveaux élus et des victimes de la catastrophe.
En 1995, avec l’aide du comité Tchernobyl de Biélorussie ( organisme d’Etat) et grâce aux dons venus de toute l’Europe, en particulier de la Fondation Adi Roche de Cork (Irlande), l’Institut de radioprotection « Belrad » gère 370 centres locaux de mesure de la radiation ( CLMR) : il s’agit de mettre gratuitement à la disposition des populations des zones contaminées les moyens de contrôler la radioactivité des produits alimentaires. Les centres sont installés dans des écoles, des mairies. Des récipients en plomb permettent de mesurer en quelques minutes le nombre de becquerels (Bq) par kilo de nourriture : lait, légumes, fruits, farine, viande. Lorsque les échantillons dépassent les normes légales, cela est notifié, avec la recommandation de ne pas les consommer et surtout de ne pas en donner aux enfants. En 2004, il ne reste malheureusement que 40 de ces centres locaux de mesure.
Dans les années 1990, « Belrad » acquiert en Ukraine, avec l’aide d’ONG occidentales, des fauteuils mobiles pour l’anthropogammamétrie humaine et les perfectionne. Ces appareils mesurent la radioactivité dans le corps humain et sont reliés à un ordinateur qui enregistre les rayonnements gamma spécifiques des radionucléides incorporés : le césium 137, mais aussi le potassium. Les données stockées sont publiées régulièrement dans un document distribué aux autorités sanitaires nationales, régionales et locales ainsi qu’aux familles. Les fauteuils peuvent être transportés dans de petites camionnettes/ ambulances, offertes par la Fondation Adi Roche et d’autres ONG. Ainsi, les équipes mobiles peuvent facilement atteindre par des petites routes, les villages et hameaux les plus reculés.
En 1998, reprenant l’expérience acquise par les autorités sanitaires d’Ukraine, « Belrad » distribue un adsorbant des métaux lourds, le « yablopekt », acheté en Ukraine. Il s’agit de comprimé de pectine de pommes, donnés en cures de trois semaines aux enfants dont les mesures montrent une charge de radiocésium dépassant les seuils d’alerte fixés par la loi républicaine de Biélorussie. La pectine abaisse la charge corporelle de 60% en trois semaines. Dans la même période, « Belrad » commence à travailler avec l’institut médical de Gomel, dirigé par le professeur Youri Bandajevsky, auquel il fournit des appareils de mesure de la charge radioactive extrêmement sensibles, capables de mesurer des échantillons pesant quelques grammes seulement 3).Ses travaux sur le cœur permettent à Bandajevsky de considérer qu’une charge de 50 Bq par kilo de poids du corps chez l’enfant expose celui-ci à des atteintes graves pour la santé. Ces travaux essentiels sont brutalement interrompus par l’arrestation, le 13 juillet 1999, de Youri Bandajevsky 4). Dès 2000, Nesterenko développe à l’Institut « Belrad » une production locale de pectine, beaucoup moins coûteuse que le produit ukrainien, et organise sa distribution aux enfants les plus menacés. Tous les résultats publiés par l’Institut « Belrad » sont publics, dans le même esprit de transparence et d’expertise citoyenne qui animait déjà en 1989 le comité permanent pour Tchernobyl crée par le Soviet suprême de l’Union soviétique et présidé à Minsk par Vassili Nesterenko.
Malheureusement, à l’ONU, en 1996 et 2001, pour le dixième et le quinzième anniversaire de Tchernobyl, la bataille fait rage entre les promoteurs du nucléaire d’une part, qui veulent dissimuler les conséquences de Tchernobyl (l’AIEA et l’UNSCEAR), et l’organisation d’aide en cas de catastrophe de l’ONU (OCHA), soutenue par le secrétaire des Nations unies Kofi Annan, d’autre part, qui estime que les victimes se comptent par millions et que l’ampleur de la catastrophe ne sera pas mesurable avant une quinzaine d’années (2016). Localement, l’AIEA dont le premier objectif est la « promotion de l’énergie atomique », doit absolument réduire en silence les experts qui observent, mesurent, publient les données chiffrées : contaminations, incidence et gravité des maladies qui augmentent sans cesse.
Les autorités nationales, quant à elles, sont prises entre deux feux : minimiser la situation risque de tarir l’aide venant des pays donateurs, soucieux d’alléger le sort des victimes de la pire catastrophe industrielle de l’histoire. Minimiser permet en revanche de recevoir des subsides importants de l’AIEA et du lobby atomique occidental, par le biais de fonds de recherche orientés vers l’effacement des conséquences de la catastrophe et la marginalisation du facteur radiologique 5). Les budgets nationaux affectés à la prise en charge des effets de Tchernobyl étant dramatiquement insuffisants, les Etats touchés sont absolument dépendants de l’aide extérieure.
C’est dans ce contexte d’économies que s’inscrit le décret du 8 août 2002, qui prive 146 localités – 66 000 habitants dont 17 000 enfants – de la zone contaminée de toute radioprotection : deux repas propres à l’école, séjour d’un mois par an en sanatorium. Six semaines plus tard, le 19 septembre 2002, l’association biélorusse La Société et nous sollicite l’aide de l’Institut « Belrad » pour effectuer des mesures dans la ville de Kalinkovitchi et huit villages avoisinants. En effet, les enfants sont malades, et des mesures antérieures avaient montré une charge radiologique importante de la nourriture et des enfants, incompatible avec le décret du 8 août. Nesterenko voudrait bien répondre à cette demande, mais l’Institut BELRAD n’a pas les fonds pour réaliser l’expertise demandée.
L’association caritative française Les Enfants de Tchernobyl Bélarus décide alors d’aider BELRAD à répondre favorablement à cette demande. Le 20 octobre 2002, lors de l’assemblée générale à Paris à laquelle elle a invité son vice-président, Nesterenko, notre ONG lance une souscription : «Villages exclus». BELRAD rédige alors le projet, lequel, lequel est approuvé par l’administration présidentielle de Minsk et bénéficie en conséquence de l’exemption de taxes, au titre de projet sans but lucratif, caritatif, d’aide aux victimes de Tchernobyl.
Le 7 mars 2003, les résultats des premières mesures effectuées dans ces villages sont disponibles, et le professeur Nesterenko les communique par lettre au président du comité Tchernobyl, Vladimir Tsalko, avec copie au Parlement ainsi qu’aux autorités régionales de Gomel et des districts de Jitkovitchi et de Kalinkovitchi:
2013 mesures anthropogammamétriques ont été réalisées dans 11 localités de ces deux districts. Les activités mesurées dépassent pratiquement partout la limite républicaine avec des pics qui la dépasse de 60 fois. Ces mesures ont été pratiquées dans un échantillon représentatif d’habitants de chaque localité. La majorité des sujets ont une charge de plus de 20 Bq/kg de poids corporel et la loi républicaine du 4 mai 2002 leur accorde des mesures de protection radiologique.
En conséquence, sur la base de ces mesures, le professeur Nesterenko montre que l’exclusion de ces villages de la liste des localités contaminées n’est pas fondée, qu’elle est contraire à la loi susmentionnée. Il demande le rétablissement des mesures de radioprotection dans ces villages, en particulier les repas propres et les séjours en sanatorium pour les enfants dans le cadre du programme de Tchernobyl.
Une année plus tard, en janvier 2004, notre association, soutenue par la Fondation Danielle-Mitterand / France-Libertés, la Fondation de France, la Fondation pour le progrès de l’homme, la Société française de physique, les Enfants d Tchernobyl, la CRIIRAD, Médecins pour la prévention de la guerre nucléaire suisse (prix Nobel de la Paix 1985) et des centaines de donateurs individuels, fait le bilan du soutien qu’elle a apporté à l’Institut de radioprotection « Belrad ». Il apparaît que les Enfants de Tchernobyl Bélarus, avec l’aide d’ONG amies, ont financé 17 000 mesures anthropogammamétriques, réalisées par « Belrad ». Ces mesures montrent que les habitants des « villages exclus », en particulier les enfants, ont une charge en césium 137 qui devrait leur donner droit à l’aide prévue par la loi du 4 mai 2002, et que leur exclusion doit être annulée.
Par ailleurs, BELRAD demande que ses mesures anthropogammamétriques servent à rédiger le « registre des doses de la population de Biélorussie », qui est réactualisé tous les cinq ans par le ministère de la Santé. C’est sur la base des données de ce registre que sont calculées les aides aux populations des zones contaminées.
Jusqu’à maintenant, le ministère de la Santé extrapolait la contamination des habitants à partir de la charge en césium 137 de dix échantillons de lait et de dix échantillons de pommes de terre. Les mesures anthropogammamétriques réalisées par BELRAD sur un nombre représentatif d’habitants des localités montrent que leur charge est en réalité de quatre à six fois supérieure à celle qui est calculée : l’extrapolation officielle n’est pas pertinente.
En septembre 2003, une nouvelle méthode de calcul des doses, se fondant sur la carte de contamination des sols, est proposée par le ministère de la Santé à la Commission nationale pour la radioprotection de la population (CNRP). Les professeurs Nesterenko et Devoino de l’Institut de BELRAD sont appelés par la CNRP pour expertiser cette nouvelle méthode de calcul des doses. Ils estiment qu’elle sous-évalue les doses de deux à trois fois en moyenne, allant jusqu’à 340 fois dans certains cas. Ils publient dans le Bulletin d’information n°25 de BELRAD leurs propres données, basées sur des mesures anthropogammamétriques directes, pour 124 «villages exclus» des régions de Gomel, Brest et Moguilev. Suite à cette expertise, la nouvelle méthode n’est pas approuvée par la CNRP.
Le comité Tchernobyl et la commission du ministère de la Santé demandent ensuite à l’Institut BELRAD de leur fournir les mesures de la charge de césium 137 dans l’organisme, lesquelles serviront à la rédaction du nouveau registre des doses 2004. Le programme financé par les ONG européennes pour les villages exclus a certes fourni de précieuses mesures. Cependant, il s’agissait de mesures prises une seule fois par an. Or la pratique montre qu’en automne, à la saison des haies sauvages et des champignons, la charge corporelle a tendance à doubler, voire tripler, par rapport au printemps ou à l’été. BELRAD demande alors aux ONG de lui permettre de collecter une seconde série de mesures chez les habitants des « villages exclus » ayant présenté une charge de 30-40 Bq par kilo de poids corporel la première fois, pour valider les premières mesures 6). Notre association décide donc, en janvier 2004, de réorienter son aide afin de procéder très vite à ces secondes mesures que les professeurs Nesterenko et Devoino doivent fournir à temps aux rédacteurs du registre des doses 2004 pour la Biélorussie 7).
En effet, l’ampleur des effets sanitaires de la catastrophe de Tchernobyl réclame d’urgence une réorientation des mesures de santé publique. L’aide que peuvent fournir les associations caritatives n’est qu’une goutte d’eau sur un fer chauffé à blanc. Toutefois, cette aide accordée à l’expertise indépendante représente un coup de pouce décisif, et permettra peut-être, au moment favorable, d’infléchir les priorités des organismes officiels de santé publique et de réorienter les fonds d’aide officiels à la recherche et au soutien aux victimes, principalement des enfants.
Ce sont les mesures effectives de la charge radioactive, et non d’hypothétiques évaluations à partir de quelques échantillons ou des cartes de la radioactivité des sols, qui doivent désormais fonder les normes de radioprotection officielles. En moins de dix ans, près de 300 000 mesures de la charge radioactive ont été réalisées par BELRAD, et publiées à l’intention des autorités sanitaires et des populations. Ces mesures sont en cohérence avec les nombreuses pathologies observées actuellement chez les enfants de Tchernobyl. Elles montrent l’urgence de réactualiser les modèles de risques radiologiques.
Tchernobyl, cela peut être n’importe où, n’importe quand. Puissent les souffrances des enfants de Tchernobyl aider à la décision indispensable : remplacer le nucléaire le plus rapidement possible, demain il sera trop tard.
1)
Initiative citoyenne de rencontres ouvertes Est-Ouest
2)
voir article dans l’édition 2004
3)
Au cours de plusieurs centaines d’autopsies pratiquées à l’institut de pathologie de Gomel, Bandajevsky mesure la charge en césium 137 des différents organes prélevés. Il montre que les organes concentrent le césium 137 de manière très différente et que les altérations observées à l’examen anatomique et microscopique sont proportionnelles à la charge de césium 137 mesurée dans l’organe en question. (voir l’article de Michel Fernex dans l’édition de 2004)
4)
voir les articles de Galina Bandajevskaya et de Maryvonne David-Jougneaud dans l’édition de 2004.
5)
En 1998, une expertise officielle, demandée par le gouvernement et rédigée entre autres par les professeurs Nesterenko et Bandajevsky, conclut que 17 milliards de roubles de crédits de recherche ont été, sauf exception pour un milliard, mal employés avec des protocoles non respectés. Ils n’ont pas permis de faire la lumière sur les conséquences sanitaires de Tchernobyl.
6)
Ce complément concerne toutes les écoles de Kalinkovitchi (sauf une), la ville de Dobrush, où la charge moyenne mesurée était de 112 Bq/kg de poids corporel, et la ville de Korma, où la charge moyenne était de 303,5 Bq/kg de poids corporel, avec une charge moyenne pour les 10 enfants du groupe critique de 619 Bq/kg de poids corporel.
7)
Association Les Enfants de Tchernobyl Bélarus, 20 rue Principale, 68480 Biederthal, mentionner : Appel «Villages exclus»