Les enfants de Tchernobyl face à la « mort invisible »

Article paru dans le Journal Le Monde du 20 Mai 2000



   Nathalie Nougayrede

Quatorze ans après la catastrophe nucléaire, 500 000 enfants vivent encore dans les zones fortement contaminées de Biélorussie. Les autorités ferment les yeux. Seul contre tous, le professeur Nesterenko tente d’aider les familles à lutter contre les effets de l’irradiation.

C’est l'écrivain biélorusse Svetlana Alexievitch, grande exploratrice des tourments de l' «âme soviétique», qui l'a, en quelque sorte, découvert. Elle préparait son livre sur le « peuple de Tchernobyl », c'est-à-dire ces deux millions de Biélorusses pris au piège de la radiation (La Supplication, Lattès), lorsqu'un ancien fonctionnaire soviétique lui relata la scène suivante : quelque temps après la catastrophe nucléaire, lors d'une conférence d'experts soviétiques, un homme avait pris la parole pour souligner l'urgence d'évacuer la population à au moins 100 kilomètres à la ronde, de distribuer des dosimètres et des tablettes d'iode, de sauver les enfants. La salle était restée inerte, chacun jugeant qu'il exagérait. L'homme avait insisté, bataillé. L'auditoire était resté sceptique. Quand l'orateur avait vu que ses efforts étaient vains, que chacun faisait mine de croire à une situation « normale », comme le proclamait la propagande, des larmes de rage s'étaient mises à couler sur son visage… « Cet homme, il fallait que je le rencontre », conclut Svetlana Alexievitch.

Il s'appelle Vassili Borissovitch Nesterenko et est aujourd'hui âgé de soixante-six ans. Physicien, ancien membre du Parti, il a participé au lancement des premiers satellites Spoutnik avant de devenir directeur de l'institut de l'énergie nucléaire de l'Académie des sciences de Biélorussie. Il a été déchu de son rang pour avoir osé dire la vérité sur Tchernobyl. Cité dans « La Supplication », il raconte ces heures où il tomba en disgrâce : « Le 29 avril 1986, à 8 heures du matin, j'attendais déjà dans l'antichambre de Sliounkov [le premier secrétaire du Parti communiste de Biélorussie]. A 5 h 30 du soir, un célèbre poète biélorusse est sorti du bureau. Nous nous connaissions bien. Il me dit : 'Avec le camarade Sliounkov, nous avons abordé les problèmes de la culture biélorusse' . J'ai explosé : 'Mais bientôt il n'y aura plus personne pour développer cetteculture. Il n'y aura plus de lecteurs pour vos livres, si nous n'évacuons pas d'urgence les habitants des environs de Tchernobyl. Si nous ne les sauvons pas ! ' ». Vassili Nesterenko a perdu son emploi et subi les pressions du KGB, qui l'a menacé d'internement en asile psychiatrique, dans le plus pur style de la répression contre les dissidents. Plus récemment, les autorités biélorusses ont tenté de l'amadouer en lui proposant de reintégrer un institut d'Etat « mais à condition de ne plus s'occuper de Tchernobyl ». Ce qu'il ne peut concevoir. 19 avril 2000. Sivitsa, un petit village à une heure de route de Minsk. Les fermes et les champs labourés se déploient sous un chaud soleil. A l'automne, on y ramasse des champignons à pleins paniers. L'endroit compte parmi les plus irradiés du pays. C'est une « poche » infestée de césium-137. Le danger, pendant longtemps, n'a pas été soupçonné. Les 350 kilomètres séparant ce village de la centrale de Tchernobyl ont fait croire - à tort - à une relative sécurité. Mais le danger ne diminue pas forcément lorsqu'on s'éloigne de Tchernobyl. Le territoire biélorusse, balayé en 1986 par le nuage radioactif, est constellé, comme une peau de léopard, de taches de radionucléides. A l'est et au sud, deux régions particulièrement atteintes ont été identifiées. Encore aujourd'hui, deux millions de personnes y vivent, c'est-à-dire un Biélorusse sur cinq.

Dans une salle de l'école, on croit être tombé en plein film de science-fiction. Des enfants s'alignent pour être « mesurés ». A tour de rôle, ils s'asseoient dans un appareil mobile, en forme de fauteuil, relié à un ordinateur. Des cristaux nichés dans le dos du fauteuil détectent la radioactivité contenue dans les organismes. Pour l'occasion, et parce que des visiteurs étrangers sont là, les fillettes ont revêtu leur plus belle robe et les garçons portent fièrement un petit costume sombre avec cravate. Les yeux écarquillés, les enfants se prêtent en silence à la procédure. L'opération est menée par l'équipe du professeur Nesterenko qui, à l'aide d'une demi-douzaine de minibus offerts par une association irlandaise, sillonne le pays avec ces fauteuils spéciaux pour établir une « carte de la contamination des enfants ». Vaste tâche.

Au-delà de 60 becquerels par kilogramme dans le corps, on estime que l'enfant est exposé à des pathologies. A Sinitsa, la moyenne relevée est de 110. Elle était de 340 en septembre 1998. Entre-temps, Vassili Nesterenko a commencé à distribuer des médicaments à base de pectine, un extrait de pommes découvert de longue date en France, qui facilite l'élimination de la radiation par le corps. Dans un couloir, une affiche dessinée par les enfants est exposée, représentant la mort et l'espoir d'y échapper. Une fillette se tient debout dans un champ. Une partie de son corps est noircie, rongée par un vilain insecte qui figure le cancer ; l'autre est coloriée, dans un décor de fleurs. L'inscription dit : « A notre enfance heureuse, merci cher pays ! »

Il y a une trentaine d'années, quand les premiers réacteurs nucléaires RBMK, de type Tchernobyl, ont été conçus, l'académicien russe Alexandrov assurait qu'ils seraient « tellement inoffensifs que l'on pourra en installer un sur la Place rouge ! » Vassili Nesterenko pensa-t-il un instant à cette phrase lorsqu'il se retrouva, un jour d'avril 1986, dans un hélicoptère au-dessus de la fournaise du réacteur numéro 4 de Tchernobyl ?

Il s'était rendu sur place d'urgence, pour participer à la lutte contre l'incendie, dont il pressentait les effets dévastateurs. Des volutes noires de fumées radioactives se déployaient autour de lui. Pour mieux voir, il se pencha à l'extérieur - « Vous savez, comme on peut sortir la tête par la fenêtre d'un train qui va entrer dans un tunnel », se souvient-il. Un collègue lui cria : « Tu es fou ? Tes enfants n'auront plus de père pour s'occuper d'eux ! ». Le professeur répondit : « L'Etat s'occupera d'eux »… A quoi le collègue rétorqua : « Tu te fais des illusions : il n'en sera rien… » Tchernobyl fut le premier signal de l'agonie du système soviétique.

En Biélorussie, un terrible silence entoure tout ce qui touche à la radiation. Le régime autocratique du président Loukachenko maintient la population dans l'ignorance pour désamorcer toute contestation et encourager la nostalgie de l'ère soviétique. Quant à la communauté internationale, ellea détourné son attention de ce pays replié sur lui-même, où la ligne officielle est anti-occidentale et où les obstructions bureaucratiques ont fini par décourager l'aide humanitaire. C'est cet isolement, cette indifférence, que tente de briser Vassili Nesterenko.

Il dénonce : l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), assure-t-il, minimisent les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl. Celles-ci sont loin de se limiter au bilan officiel de 31 morts (pompiers contaminés dans la lutte contre l'incendie), à l'augmentation du cancer de la thyroïde chez les enfants (environ deux mille opérations d'ablation ont eu lieu en Biélorussie, une centaine de nouveaux cas apparaissant chaque année) ou encore à des problèmes de développement mental chez les petits.

Selon les travaux d'un collègue de Vassili Nesterenko, le professeur Iouri Bandazhevsky - persécuté par le régime biélorusse au point d'avoir été jeté cinq mois en prison en 1999 et inscrit par Amnesty International sur la liste des potentiels prisonniers de conscience -, une exposition prolongée à la radiation, même à de faibles doses, entraîne chez l'enfant une décomposition du tissu des organes vitaux : coeur, foie, reins, poumons.

Les enfants sont les premières victimes de la radiation, et 80 % de la contamination provient de la nourriture qu'ils absorbent. Le lait, le gibier, les champignons et les baies de forêt sont les aliments les plus dangereux. En Biélorussie, la plupart des terres lourdement irradiées (23 % du territoire national) continuent d'être cultivées. Les vaches broutent une herbe empoisonnée, le lait est transporté par camions-citernes vers les villes, vers les écoles. L'incurie règne. Les autorités n'ont pas voulu financer une évacuation adéquate des populations. Les familles, frappées par la crise économique, n'ont pas de quoi acheter des produits alimentaires « propres » (non radioactifs). On se nourrit grâce au lopin de terre familial où tomates, pommes de terre et carottes poussent sur une terre imbibée de césium et de plutonium. « Une catastrophe nous attend », dit Vassili Nesterenko.

Non loin de Minsk, dans un parc de colonie de vacances transformé en centre de soins, Olya, sept ans, se cache derrière un tronc d'arbre pendant que sa mère, Sveta, évoque sa maladie. « Dans le corps de mon enfant, il y a la radiation. Olya a une leucémie depuis août 1996… Nous ne voulons pas perdre nos enfants. C'est un combat que nous menons ».

Ce programme mis en place par le professeur Nesterenko s'appelle « Mère et enfant ». Il implique des traitements médicaux à base de pectine. Les mères suivent aussi des cours : « La radiation, les doses, les risques »; « Comment mesurer la radiation chez l'homme » ; « Comment élever un enfant en bonne santé» ; Comment faire pousser des légumes 'propres'» ; « Comment nettoyer les aliments des radionucléides » ; « La radiation et la grossesse »… Chaque année, quelque deux mille enfants passent trois semaines dans ce centre unique en Biélorussie. Une goutte d'eau…

Pour « nettoyer » le lait d'une partie de sa radioactivité, apprend-on ici, il faut le placer dans un « séparateur » qui permet de retirer le petit-lait, auquel il faut ensuite ajouter de l'eau « propre ». Pour chaque litre, il faut compter dix minutes. Quant à la viande, il faut la désosser, la bouillir, la faire mariner pendant six à douze heures, puis la battre.

Devant la lourdeur de ces préparatifs, de nombreuses mères renoncent. Autre problème : en Biélorussie, les « séparateurs » sont rares et coûtent cher. De même que les dosimètres - décrits par Vassili Nesterenko comme « les yeux de l'homme dans la zone », vendus environ 100 dollars pièce, une fortune pour l'habitant moyen. Personne, hormis les « nouveaux riches », n'en possède.

VASSIA, treize ans, souffre d'une forme d'hydrocéphalie et a perdu la vue. Il est né à Gomel, une des régions les plus contaminées de Biélorussie, le 2 avril 1987. Sa mère a été fortement irradiée pendant sa grossesse. A ses côtés, Rouslan, treize ans également, porte un foulard de pirate pour cacher la calvitie provoquée par la chimiothérapie. L'opération d'une tumeur osseuse maligne au bras lui a laissé une longue cicatrice.

Par quel bout prendre le problème de Tchernobyl ? Selon le professeur Nesterenko, faute d'évacuer les populations (vers où ?), il faut « refaire » des centaines, des milliers d'hectares de terres contaminées en les réhabilitant avec des traitements chimiques, des engrais. Les autorités n'en font rien.

Insidieusement, le césium-137 continue de s'enfoncer dans le sol, atteignant les racines des plantes, le maïs, l'herbe, les légumes. Des arbres hautement radioactifs sont utilisés comme bois de chauffe, parfois même dans des boulangeries pour cuire le pain. Ainsi se perpétue le cycle de la contamination.

Ce scandale, Vassili Nesterenko demande que les autorités biélorusses l'exposent enfin devant les Nations unies, qu'elles lancent un appel à l'aide. « Un Fonds international pourrait être créé. Il serait alimenté en priorité par les Etats nucléaires », suggère-t-il. Mais comme en 1986, il reçoit des mises en garde : « Ne semez pas la panique ! ».

Nathalie Nougayrede