Article publié dans la revue “Nature et Progrès - avril-mai 2010 n°77 Yves Lenoir
Le grand retour du nucléaire* ou la leçon de Tchernobyl : il faut choisir !
Yves Lenoir
Dans son livre* M.H. Labbé pose gravement la question des risques liés à la reprise de constructions de centrales nucléaires. Elle évoque le spectre de Tchernobyl et les colossales dépenses englouties en vue de mitiger les impacts de la catastrophe, en gros 25% des budgets nationaux de l'Ukraine et le Belarus les 5 ou 6 premières années et de 6 à 8 % depuis ! Les chiffres pour la Russie, durement touchée dans l'oblast de Briansk, restent secrets.
Qu'un accident aux conséquences similaires, techniquement possible en dépit de la légende, se produise au cœur de l'Europe industrielle, alors, rapporté aux populations touchées et au ratio des budgets nationaux per capita, le coût d'un traitement des séquelles, équivalent à celui appliqué dans ces deux pays, ne saurait être inférieur à 4 000 Mds € pour les deux premières décennies.
Mais les mesures prises en Ukraine et Belarus sont insuffisantes, en Russie de même. En gros, 80% des enfants vivant sur les dépôts de déchets radioactifs à ciel ouvert que constituent ces terres qu'il aurait fallu évacuer sont en permanence malades, contre 15 à 20% avant 1986. C'est à partir de 1988 que les courbes de la morbidité générale, et infantile en particulier, ont décollé en flèche : depuis un quart de siècle, des centaines de milliers d'êtres humains vivant sur des territoires apparemment « naturels » sont en mauvaise santé.
On peine à imaginer ce qu'aurait coûté une politique responsable face à la situation post Tchernobyl si ces pays les plus touchés avaient eu les ressources nécessaires et les y avaient consacrées.
Officiellement Chernobyl is over. De congrès en colloque, l'OMS et l'AIEA, main dans la main, ont ressassé cette antienne: une cinquantaine de morts par irradiation aigüe et 4 000 cancers de la thyroïde, parfaitement curables. Point. Circulez, il n'y a rien d’autre à voir ! Tout ce qu'on dit procède d'une épidémie, incurable elle, de radiophobie qui mine organismes et esprits. Les vaches aussi sont atteintes, qui meurent de leucémie au bout de deux à trois ans pour paître des prairies contaminées. Elles ont donné du lait entre temps…
Aujourd'hui, surgis du néant, quelques rares fantômes de techniciens, soldats et civils malmenés à l'époque par deux ou trois dizaines de tirs nucléaire hexagonaux (propres selon la propagande) effectués à l'air libre au Sahara algérien et en Polynésie, racontent les supplices, médical, administratif et judiciaire, qu'ils endurent depuis plus de quarante ans. Et on voudrait nous faire croire que les rejets de Tchernobyl, soit les retombées de 200 à 500 bombes atomiques, partagés par des millions de personnes, sont bénins ! On voudrait donc nous faire gober que cette radioactivité-là, parce que proclamée au service de la paix, la santé et la prospérité, selon le dogme défendu de concert par l'OMS et l'AIEA, cesse de nuire après quelques années, contrairement à son alter ego militaire ! Soit les pro-nucléaires sont des idiots absolus, soit il nous prennent pour des idiots de même intensité. Le débilomètre sature…
On voudrait aussi nous faire avaler que les centaines de milliers de jeunes appelés envoyés nettoyer le site de Tchernobyl, alors que le réacteur brûlait encore, pour rendre radiologiquement faisable la construction du sarcophage, sont rentrés chez eux en pleine santé. Mais pourquoi l’administration de Mikhaïl Gorbatchov a-t-elle pris en juin et juillet 1986 des mesures interdisant toute information sur les doses de radiation reçues à Tchernobyl ? Pourquoi, à rebours de la tradition, l'Etat n’a-t-il pas honoré les hommes tombés au combat, aidé et soigné les invalides et pensionné les familles des morts ? La guerre de Tchernobyl, qui a mobilisé près d'un million de combattants et des moyens gigantesques, est la seule dont aucun monument aux morts ne témoigne. Ni armistice, ni paix… Décidément, les élites nucléarisées aiment à couver le pire ennemi de la vie, la radioactivité, un ennemi qu'ils engraissent dans de gigantesques installations industrielles, qu'ils bichonnent aussi dans des ogives de missiles, un ennemi dont ils vantent et favorisent, compétition commerciale oblige, toutes les formes de dissémination et usage.
Le pays le plus touché est le Belarus. Un homme s'est levé, le chef du programme PAMIR de réacteur nucléaire mobile des forces stratégiques de l'URSS : Vassily Nesterenko. Il laisse tout tomber, part à Tchernobyl où il survole longuement le réacteur pour mesurer la radioactivité et concevoir les moyens de contenir le désastre. Il tempête contre l'inaction des autorités, plaide inlassablement pour l'évacuation des populations et l'administration de prophylaxies appropriées. Il a compris que le pire s'est produit et que bien pire peut en naître.
Le technocrate militaire s'est transfiguré en bienfaiteur de l'humanité. Affaibli par les énormes doses de radiation subies, il s'impose une discipline de fer. Il veut conserver la force de servir. En 1990, avec le parrainage d'Andreï Sakharov et d'Anatoly Karpov, le champion du monde d'échecs, il crée l'Institut Belrad et convainc les autorités de lui fournir les moyens pour porter assitance à ceux qui sont apparus comme les plus vulnérables à l'ingestion chronique des radio-éléments, les enfants. Il se bat comme un lion et réussit à drainer des fonds publics, à l'étranger. Scientifique, il applique ses connaissances à la fabrication d'instruments de mesure de la radioactivité des aliments et à la mise au point d'un protocole simple favorisant l'élimination des radioéléments : des cures d'un composé à base de pectine de pomme. Organisateur hors pair, il met sur pied des équipes mobiles chargées de repérer les enfants contaminés, d'informer sur les mesures de protection et de distribuer la pectine. Il conçoit aussi et réalise l'ensemble logistique requis.
Mais Tchernobyl coûte cher, trop cher. Tchernobyl pollue le paysage nucléaire. Tchernobyl gêne. L'OMS, partisane zèlée de cette énergie, monte au créneau. Elle a passé un traité de collaboration avec l'AIEA en 1959. Les deux organismes s'emploient à restreindre le champ des études sur les conséquences de l'accident aux seuls cancers. Avant que ceux-ci ne se déclarent on aura eu le temps de relancer l'énergie atomique, voilà le calcul. L'industrie pousse à la roue.
Belrad gêne car Belrad démontre que Tchernobyl, c'est du durable, un arbre qui croît selon la formule de l'Académicien écologue A. Yablokov ; que les cancers ne sont que la face émergée d'un immense désastre sanitaire. Il faut asphyxier Belrad. Les lobbies atomique et radioprotecteur ne déçoivent pas : rétention d'information, minimisation des effets, mensonges, dénigrement de l'Institut auprès des décideurs politiques etc. Toute la panoplie que les mercenaires de ces institutions mafieuses, ainsi dénoncées en public par Youri Sherbak, maîtrisent à merveille, est déployée. Fin 2001, ils ont enfin réussi. Les financements publics se sont taris.
Il faut sauver Belrad! Une femme se lève, Solange Fernex, inflexible, inlassable, persuasive. Avec V. Nesterenko et quelques amis, elle fonde l'association Enfants de Tchernobyl Belarus (ETB), trouve des fonds, suscitent des centaines de donateurs privés, lancent mille campagnes. Belrad survit. La voilure est réduite. En 2006 Solange meurt. Le Dr Michel Fernex, son époux, prend le relais et, aidé de quelques militants et amis , assure la reprise. En août 2008, épuisé, V. Nesterenko décède. Son fils Alexey prend la relève. ETB se développe au point de se montrer capable malgré la crise et le reflux des contributions des fondations d'assurer aujourd'hui les deux tiers du budget de Belrad. Un budget de survie. Pas le budget qu'il faudrait pour que tous les enfants exposés soient diagnostiqués, informés et soignés.
Sans Belrad : plus aucune information indépendante sur les séquelles de Tchernobyl. Belrad doit durer car la situation se dégrade, la radioactivité diffuse, les effets s'accumulent. Lorsque la radioactivité aura quasiment disparu, dans trois cents ans, le fardeau génétique aura depuis longtemps pris le relais, transmettant d'une génération à la suivante l’héritage vivant de Tchernobyl.
ETB vit une transition. Il lui faut pérenniser le financement de Belrad pour, au delà de la survie permettre son développement. C'est une affaire de temps, le temps que l'ensemble de l'opposition au nucléaire comprenne que sans Belrad elle perdra son meilleur argument contre un grand retour du nucléaire porté par le prétexte climatique.
Yves Lenoir