Rodnik N° 5-6, 1990
traduction : Benjamin Vautrin, Enfants de Tchernobyl Belarus
Note de présentation :
Cet article de Vassily Nesterenko annonce la création de l'Institut BELRAD qui sera réalisée quelques mois plus tard, fin octobre 1990. Les observations et
regrets qu'exprime l'auteur semblent incompréhensibles. Comment se fait-il que les autorités n'aient pas tenu compte de façon systématique des limites de doses
(on peut en penser ce qu'on veut, là n'est pas le problème) pour protéger la population ? Vassily Nesterenko n'a pas de réponse et ne peut que constater, et
les dégâts en cours et futurs, et la perte de confiance des populations exposées. Il en prend acte et, avec l'appui politique, culturel, humanitaire et
financier de Sakharov, Adamovich et Karpov, prépare la création d'un institut de radioprotection indépendant, indépendant des préconisations (ou de leur
bsence) étatiques notamment.
Ce qu'il ignore et répondrait à sa question “qui est responsable ?”, c'est que les plus hauts responsables de la radioprotection mondiale regroupés au sein de
la CIPR se sont concertés juste après l'accident pour recommander aux autorités soviétiques de ne rien faire. Que pesait les alarmes des scientifiques
biélorusses, dont Vassily Nesterenko, face aux conseils autorisés de l'organisme reconnu par l'ONU et ses agences comme LA référence en matière de
radioprotection ? Pas grand chose…Y. Lenoir
de notre correspondant
Vassili Nesterenko
Membre de l'Académie des Sciences
de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie
Le secret sera-t-il révélé au grand jour ?..
C'est la désinformation accumulée autour de Tchernobyl, et avant tout la répétition de ce conte bien connu sur le “silence des scientifiques biélorusses”,
mensonge tant de fois entendu, renaissant qui du haut d'une tribune à grande audience, qui dans les colonnes de journaux, qui m'ont poussé à produire cet
article pour “Rodnik”.
On devine aisément, je suppose, qui et pour quelles raisons a eu besoin de mettre ses propres fautes sur le dos des autres. Nous sommes habitués à ce petit jeu,
même si cette fois ci l'enjeu est de taille : le futur d'une nation, son existence même. C'est précisement ce qui m'empêche d'observer avec indifférence cette
partie de carte où les politiques hauts placés gagnent à tous les coups, où l'on sait, au moment opportun, distribuer l'as de la bonne couleur aux “fidèles
piliers idéologiques”, gardiens du droit exclusif à la vérité.
Le mensonge d'aujourd'hui sur Tchernobyl présage demain un nouveau Tchernobyl. C'est pourquoi je considère de mon devoir de rendre ces document s publics.
Puisse chacun tenter de répondre, sans que la réponse ne lui soit suggérée, à nos incessantes questions : “A qui la faute ?” et surtout “Que faire?”
Le 30 Avril 1986
Adressé à : Sliounkov N.N
A la demande de la Direction Sanitaire Epidémiologique Générale de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie, l'Institut d'énergétique nucléaire de
l'Académie des sciences de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie a effectué l'analyse spectrométrique d'échantillons de l'environnement externe
(sol, eau, lait), transmis par la station épidémiologique sanitaire de Minsk et par celle des territoires contigus au lieu de l'accident nucléaire de la
centrale de Tchernobyl de la région de Gomel. Les analyses spectrométriques et radiométriques d'échantillons du sol des villages des districts de Khoïniki, de
Narovlia et de Braguine montrent que les habitants desdits districts ont reçu une charge radioactive élevée depuis le moment de l'accident jusqu'au 30 avril
1986. Nos évaluations de la dose prévisible d'irradiation dans ces territoires sur la base des résultats des analyses des échantillons du sol indiquent que des
conséquences considérables pourront se manifester pour la santé des habitants.
En considération de la dose évaluée d'irradiation des habitants et du contenu des échantillons du sol en isotopes, il apparait nécessaire d'étudier et de
réaliser dans les délais les plus brefs des mesures organisationnelles pour :
Il m'est permis de faire une remarque : observez bien les dates. Souvenez-vous : qu'a-t-il été fait, que vous a-t-on dit, ces jours là ? Je me souviens d'une chose : tout le monde voulait savoir que faire, tous souhaitaient entendre, “que s'est-il passé ?” “Comment se protéger ?” Et la question “comment se protéger ?”, étonnament n'a pas disparu après “l'apaisante” campagne d'information officielle.
Le 07 Mai 1986
Adressé à : Sliounkov N.N.
Suite à l'accident survenu dans la centrale électrique atomique de Tchernobyl (Bloc 4), ont été relaché dans l'atmosphère du combustible nucléaire
(Uranium 235 enrichi à 2%), des produits de fission et du Plutonium 239.
Les isotopes suivants s'avèrent dangereux pour la santé :
Nous considérons qu'il est nécessaire :
Le 14/05/1986
A l'attention du Comité Central du Parti Communiste Biélorusse.
Je vous envoie un dossier préparé par nos spécialistes de l'Académie des Sciences de la république socialiste soviétique de Biélorussie, concernant l'évaluation de la situation radiologique et des doses probables d'exposition des populations des régions de la république socialiste soviétique de Biélorussie jouxtant le lieu de l'accident survenu à la centrale électrique atomique de Tchernobyl.
Le président de l'Académie des Sciences
de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie,
N.A. Borisevitch
Dossier de 4 pages. Extraits du dossier :
Le niveau de puissance des radiations gamma dans les districts de Bragin, Khoiniki, Narovlia du 27 Avril au 5 Mai 1986 a vraissemblablement atteint les
50 – 150 Rad [0,5 — 1,5 Gray, NDT]. Sur la glande thyroïde : de 0,5 à 7 mRem/heure. Le niveau de dose absorbée par la glande thyroïde est situé entre 50 et
1500 Rad [0,5 — 15 Gray, NDT], ce qui dépasse significativement la dose maximale prévue (particulièrmeent pour les enfants) définie pour les populations,
même en cas d'accident (225 – 450 Rad).
Il convient de remarquer que la population vivant dans les localités situées de 50 à 80 km du lieu de l'accident encourent le risque de subir une contamination
complémentaire de la glande thyroïde, de l'ordre de 550 Rad, et ce, du fait de l'ingestion de lait contaminé.
Dans les périodes à venir, le danger principal proviendra de nucléides à vie radioactive longue (tels que le Césium, le Strontium), tels que le montrent les
résultats d'analyse présentés dans le tableau.
La situation actuelle impose de prendre des mesures exceptionnelles pour la protection des populations. En premier lieu il convient de mener des examens
médico-biologiques complets sur des groupes issus des populations évacuées.
Il est impératif d'établir une nomenclature des niveaux de dangerosité de la teneur en différents isotopes des produits suivants : le sol, les plantes, l'eau,
produits alimentaires, ainsi qu'un contrôle strict de ces produits dans les lieux où vivent la population.
En attirant l'attention sur le caractère spécifique de l'accident survenu, et les déplacements de population qui ont suivi, il serait approprié d'étendre les
investigations radiologiques sur le territoire de la République Socialiste soviétique de Biélorussie, déterminer une zone de contrôle à partir d'un niveau de
1mR/heure et mettre en place un suivi radiologique permanent de la population.
Il semble essentiel de créer au sein de la république une commission interministérielle scientifique et technique composée de spécialistes de premier plan
dans le domaine physique, radiobiologique, médical, spécialistes en agriculture et élevage, météorologues et défense civile, afin de continuer l'analyse des
conséquences radiologiques de l'accident, et élaborer les documents normatifs et les mesures à prendre pour l'élimination des conséquences de l'accident.
Il est nécessaire de mettre en place les mesures d'élimination des conséquences possibles de l'accident survenu dans la centrale électrique nucléaire, et de
s'accorder avec les instances compétentes à ce sujet, des régions situées aux frontières directes de la Biélorussie (Tchernobyl et Rovno en Ukraine, Ignalina
en Lituanie, Smolensk en Russie). Des mesures similaires devront être prises concernant les réacteurs de recherche du Centre de Sosny près de Minsk, du fait de
sa proximité avec la capitale2)
.
Egalement, il est nécessaire de créer en Biélorussie un centre scientifque spécialisé équipé des appareils médicaux et radiologiques nécessaires.
En vérité, il n'est point besoin d'accuser. Et je n'exige l'auréole des “combattants” ni pour moi, ni pour cette poignée d'honnêtes hommes qui, après l'explosion de Tchernobyl, sont allés à l'encontre des discours officiels au ton rassurant. Ce dont j'ai besoin, c'est qu'enfin, ils regardent la vérité en face, ceux-ci de qui dépend la gestion/normalisation de nos vies. Qu'ils évaluent le plus sérieusement possible ce qu'il faut faire, et comment le faire, pour résolument accomplir ce qui aurait dû être fait dans l'urgence pour sauver les victimes de Tchernobyl et qui a été déjà retardé tant d'années.
Le 24 Juin 1986
Adressé au :
Président du conseil des Ministres de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie
Le camarade Kovalev. M.V.
Copie adressée à : Institut d'Energie Nucléaire de l'Académie des Sciences de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie.
Sujet : A PROPOS DE LA SITUATION RADIOLOGIQUE
En conformité avec l'ordre de mission du groupe de travail formé par le Conseil des Ministres de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie,
ayant pour objet l'élimination des conséquences de l'accident survenu dans la Centrale Electrique Nucléaire de Tchernobyl, nous vous présentons une
carte de la concentration surfacique du Cesium 137 pour certains district de la région de Gomel et Moguilev, ainsi que le tableau des résultats des
mesures spectrométriques pour la région de Moguilev.
Nous avons déterminé les lieux de collecte d'échantillons en nous basant sur la carte des niveaux de radiations. Les échantillons furent collectés selon
la méthode recommandée telle que définie par le Comité Gouvernemental Hydro-Météorologique3 d'URSS.
sup>Les 13
échantillons provenant de la région de Moguilev furent expédiés pour contrôle à l'institut central de météorologie expérimentale d'URSS. Le 20 Juin, la
direction du Comité Gouvernemental Météorologique d'URSS nous a fait parvenir son accord validant notre protocole expérimental ainsi que les données
collectées par notre Institut d'Energie Nucléaire de l'Académie des Sciences de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie.
Les différences constatées lors des mesures proviennent du fait que les données ont été collectées en diverses localités. En l'absence d'un nombre suffisant
d'appareils de mesure en spectrométrie gamma, le nombre de mesures dans chaque localité est trop faible pour pouvoir établir une régularité statistique.
Les districts suivants présentent une quantité importante de localités pour lesquelles la contamination au Cesium 137 atteint un niveau allant de 10 à 100
Ci/km2 4), ce qui est significativement plus élevé que le niveau toléré de 7 Ci/Km² : Bykhov , Slavgorod, Krasnopol, Kostiukovitch, et Klimovitch.
Nous vous demandons de transmettre ces informations et donner les instructions au Ministère de la Santé, Ministère de l'Agriculture et de l'Industrie, et
tout autre organe compétent de la République pour que soient prises les mesures nécessaires.
Le président de l'Académie des Sciences de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie,
N.A.Borisevitch
Le directeur du comité Biélorusse Météorologique
U. M.Pokumeiko
Le Directeur de l'Institut d'Energie Nucléaire de l'Académie des Sciences de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie.
V.B. Nesterenko
Il est dommage que tous les documents ici cités ne puissent être considérés comme une “représentation réaliste” de ce que fut cet alarmant été 1986.
Devant nos yeux se présente une autre “réalité” : beaucoup de ce qui avait été recommandé n'a pas été suivi d'effets, beaucoup de temps fut perdu (le prix
de chaque heure, mois, année, est payé par la santé et le destin de nos concitoyens), un incohérent gâchis de moyens et d'argent. Et maintenant, les produits
alimentaires irradiés, les matériaux de construction souillés, tout cela “rampe” à travers les clôtures barbelées symboliques de la dangereuse zone de
radiation, à côté de laquelle vivent et travaillent des gens, jouent des enfants…
Quatre années déjà que notre vie et notre santé sont réglementés par les “NTA” , Niveaux Temporaires Admissibles de contamination radiologique. La précision de
ces “NTA” présents dans les produits alimentaires et de consommation courante est controlée par ceux là même qui nous envoient ces produits!
Tant que vivront des gens sur les terres contaminées aux radionucléides, et tant qu'y seront produits des produits de consommation, le danger ne sera pas écarté,
non seulement pour leur santé, mais pour la santé de chacun d'entre nous.
Tant que le Ministère de l'Agriculture et de l'Industrie déterminera le niveau acceptable de contamination des produits alimentaires, et tant que le Ministère
de la Santé déterminera le niveau acceptable de contamination pour l'Homme, aucune objectivité ne sera possible.
Il est essentiel que soit créé, en dehors des instances ministérielles, un centre de protection radiologique indépendant, qui œuvrera à déterminer les conditions
de vie, mettre en place un contrôle efficace des normes de sécurité radiologique en vigueur dans les services départementaux, s'assurer que les exigences
internationales sanitaires en matière d'alimentation soit atteintes.
La création d'un tel Centre doit être réalisée aujourd'hui, maintenant. C'est en tant que spécialiste que j'attire l'attention de l'opinion publique, et c'est
dans ce but qu'a été réalisée cette publication.
1) 100 Rœntgen = 1 Gray
2) La Biélorussie a disposé de plusieurs réacteurs de recherche situés à Sosny, Minsk :
3) Ce Comité, dirigé par l'académicien Youry Israël, avait reçu la mission de “liquider” Tchernobyl.
4) Curie/km2 : à multiplier par 37 000 pour convertir les mesures en Bq/m2, soit un intervalle de 370 à 3 700 kBq/m2.