33ème anniversaire du début du désastre



   Yves Lenoir

Un an après l'accident de Tchernobyl, le biologiste V. Soïfer publia un “j'accuse” contre la technocratie soviétique, responsable premier du déclenchement de la catastrophe. Les milieux atomiques occidentaux étaient au courant… Ce qui incite à préciser l'histoire des idées qui ont persuadé le monde de l'innocuité des radiations et de la sûreté des centrales. Ce papier est le premier de deux.

TCHERNOBYL, FATALITÉ OU ACCIDENT PROGRAMMÉ ?

Les extraits ci-dessous de l'article publié en 1987 par le biologiste Valery Stoïfer dans la revue soviétique Kontinent rappellent la responsabilité collective dans la catastrophe de Tchernobyl, au premier chef celle de la technocratie atomique, scientifique et médicale soviétique. Mais l'examen des publications de l'Agence Internationale pour l'Energie Atomique, AIEA, (voir infra) avant et après le 26 avril 1986, date de l'accident, révèle que l'Agence avait décidé de colporter les mensonges de ses correspondants soviétiques vantant l'excellence de la culture de sûreté dans l'Union et continuait de tenir un discours lénifiant sur son assistance vigilante en matière de sûreté nucléaire auprès des Etats. Discours disqualifié une fois de plus le 11 mars 2011 à Fukushima.

” Tentons d'analyser les faits et de comprendre si, vraiment, l'explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl n'a été qu'un tragique accident.

La centrale de Tchernobyl a été mise en service en septembre 1977. La première tranche comprenait deux blocs d'énergie, chacun d'une puissance de 1 000 mégawatts. Par la suite une seconde tranche de deux blocs d'une puissance supérieure fut construite, dont le quatrième bloc qui a fourni sa première énergie électrique en décembre 1983. […]

Dès la pose de la première pierre et dès le premier jour de fonctionnement de la centrale, il régnait un tel climat qu'un accident était inéluctable.

Pour exécuter le travail au plus vite, les ouvriers s'écartaient de leur planning, au mépris des procédures de travail strictes qui avaient été établies. Les responsables de la construction et de la mise en marche de la centrale, pour pouvoir réaliser les « engagements socialistes pris par le collectif » et annoncer triomphalement l'achèvement des travaux avant le délai prévu, ignoraient délibérément le planning qui leur avait été fixé.

Ainsi, tout était fait pour que le travail s'effectue non en fonction des projets étudiés par des spécialistes patentés, mais en fonction d'indications arbitraires données par les personnels des travaux publics qui touchaient pour chaque journée de travail économisée une prime, en plus de décorations et diplômes d'honneur remis au nom du Praesidium du Soviet suprême de !'U.R.S.S.

Par la suite, ces pratiques de cadences accélérées et de non respect des procédures strictes furent reprises par le personnel de la centrale même, qui s'efforçait de se distinguer par des innovations et des modifications apportées au minutieux schémas de fonctionnement de la centrale.

L'introduction d'innovations touchant des systèmes complexes sans l'accord de leurs créateurs est monnaie courante en U.R.S.S., où pour toute « proposition de rationalisation » ingénieurs et ouvriers reçoivent des gratifications matérielles et morales. Des compétitions pour le titre de « meilleur rationalisateur » sont organisées par mois, par trimestre, par an et par entreprise. Le nombre de « propositions de rationalisation » adoptées par une entreprise sert de critère pour mesurer sa combativité. […]

Ce ne sont pas les propositions de rationalisations qui sont dangereuses par elles-mêmes, mais la course insensée que se livrent les responsables pour dépasser le plan par l'adoption de n'importe quelle rationalisation, la surenchère quant au nombre de rationalisations introduites, en d'autres termes, l'agitation et le verbiage prenant la place des contrôles sévères.

Il en va tout autrement pour les « engagements socialistes » pris « volontairement » par le « collectif » qui s'engage à terminer avant le délai prévu, à produire en plus du plan, moins cher que le plan, etc. C'est un phénomène malsain dans son principe même. Il ne s'agit là ni d'« esprit créateur des masses » ni d'« attitude socialiste envers le travail », mais d'une école de mensonge et de falsification intolérable partout ailleurs, a fortiori en matière de centrales nucléaires

Justement cette pratique, combinée au phénomène de rationalisation à outrance, a pris une ampleur considérable à Tchernobyl. La direction de la centrale était fière de ses rationalisateurs et la centrale arrivait au premier rang dans l'émulation socialiste entre centrales électriques. […]

Grâce à tout cela, le premier bloc d'énergie de la centrale de Tchernobyl fut mis en marche à sa puissance maximum huit mois avant la date prévue par le plan. L'«héroïsme» de tous fut récompensé et pas seulement matériellement. Le 22 janvier 1978, le Comité central du P.C.U.S. adressait à tous ceux qui avaient participé à la construction un télégramme spécial : «Le travail inspiré et plein d'abnégation du collectif de toutes nationalités qui a construit la première centrale nucléaire d'Ukraine donne un témoignage éclatant de l'application des résolutions du XXVe Congrès du P.C.U.S. visant à assurer une large utilisation de l'énergie nucléaire dans notre pays.»

Six mois plus tard, le 21 juin 1978, un groupé important des personnels des travaux publics et des techniciens de la centrale recevaient les plus hautes distinctions officielles.

Encouragés par ces succès, les responsables de l'énergie nucléaire du pays réduisirent encore davantage les délais de construction du second bloc d'énergie. Celui-ci fut construit et mis en route « en un temps record » : un an, c'est-à-dire « deux fois et demie plus vite que ce que prévoyaient les normes », écrivaient en 1985 P. Fomine et V. Liutov, responsables de !'Énergie atomique.

Et derechef, l'héroïsme fut récompensé par les plus hautes autorités du pays : 26 personnes reçurent des médailles ou des décorations.

En 1979, la direction du Parti appela tous les travailleurs à faire encore plus vite et à « célébrer par de nouveaux succès dans le travail la date mémorable du 110e anniversaire de la naissance de Lénine ». Les dirigeants de la centrale de Tchernobyl répondirent avec ardeur à cet appel patriotique. A leur demandé, chaque équipe du personnel qui prenait son tour de service s'efforçait d'utiliser au maximum le potentiel de la centrale pour fournir davantage d'énergie électrique et baisser le prix de revient du kilowatt-heure. […]

Plus l'énergie fournie était meilleur marché, plus les techniciens s'enhardissaient et plus ils recevaient de gratifications venues d'en haut.

Les techniciens de Tchernobyl ont fêté dans la joie le 110e anniversaire de la naissance de Lénine. Grâce à eux, la centrale de Tchernobyl avait fourni l'énergie électrique la moins coûteuse du pays. Mieux, 400 millions de kilowatts-heure avaient été produits au-dessus du plan. Tous les «engagements socialistes» étaient largement dépassés.

Pour son « héroïsme », la centrale de Tchernobyl fut baptisée du nom de V.I. Lénine, ce qui selon les usages soviétiques constitue la récompense absolue. […]

En 1981 et les années suivantes, Tchernobyl occupa constamment les premières places dans la « compétition socialiste » entre centrales nucléaires du pays. […]

Une question se pose tout naturellement devant cette frénésie, quelle a été l'attitude des savants et des techniciens qui étaient au courant de ce qui se passait ? […]

L'un de ces principaux responsable était V. Legassov1), membre de l'Académie des sciences et poulain du vieil Alexandrov (lequel perdit son poste de président de l'Académie des sciences peu de temps après la catastrophe). Pendant plusieurs années, Alexandrov et Legassov se sont employés à marteler dans la tête des Soviétiques l'idée que l'homme ne pouvait rien créer de plus sûr, de plus fiable et économique que des centrales nucléaires.

En 1985, dans un article intitulé « Une source d'énergie particulièrement précieuse » et illustré d'une superbe photographie de la centrale de Tchernobyl, Legassov écrivait : « L'énergie nucléaire, en tant que source d'énergie, est plus que compétitive. Elle dépasse les autres sources au plan de l'économie, de la sécurité et du respect du milieu. »

En 1984, un ouvrage intitulé Energie nucléaire, l'homme et le milieu environnant, publié sous la direction de Legassov et Kouzmine2), le médecin S. Iline et l'ingénieur Y. Sivintsev, affirmaient : «Il est aisé de constater que probabilité de mort dans un accident de centrale nucléaire est dix mille fois moins élevée que celle de mort dans un accident de voiture et à peu près cent fois inférieure à celle de mort par la foudre. La comparaison avec le danger de mort dans d'autres catastrophes naturelles […] montre que le risque d'irradiation est à peu près comparable au risque d'être écrasé par une grosse météorite capable de traverser l'atmosphère et de venir toucher terre.»

Un an plut tôt, un article de la revue Energia, publiée par le Præsidium de l'Académie des sciences de !'U.R.S.S., et dont Legassov est au comité de rédaction, informait ses lecteurs que «la probabilité de mort par suite d'irradiation due à une centrale nucléaire est comparable au risque encouru au cours d'un seul voyage de cent kilomètres en automobile ou au risque que court une personne fumant entre une et trois cigarettes par jour …».

Dans un article écrit conjointement avec V. Demine, Y. Chevelev, Legassov adoptait une attitude particulièrement cynique : «Faut-il fixer une limite à la sécurité ?» demandait-il. L'article concernait les centrales nucléaires et les auteurs s'employaient à réfuter la conception occidentale en la matière, qui prévoit un maximum de précautions tant lors de la construction que dans l'exploitation de ces centrales.

L'article débutait par une affirmation péremptoire : «Les spécialistes savent bien qu'il est impossible de provoquer une véritable explosion nucléaire dans une centrale nucléaire et que seul un invraisemblable concours de circonstances peut aboutir à ce genre d'explosion, pas plus destructrice au demeurant qu'un obus d'artillerie.» […]

Une autre affirmation de Legassov et de ses collègues est tout aussi inacceptable : « Les dépenses faites pour les mesures de sécurité soustraient des fonds à d'autres domaines, en particulier ceux dont relève la qualité de la vie. C'est pourquoi ces dépenses ne doivent pas être excessives. Or cette exigence évidente est méconnue par les spécialistes de la sécurité qui prennent pour seuls critères la réduction et la minimalisation du risque global. » […]

La conclusion de l'article de Legassov, Démine et Chevelev apparaît aujourd'hui comme impudente, outrageante à l'égard des victimes de Tchernobyl : « Ainsi, il faut une limite à la sécurité. Celle-ci doit être décidée si possible dans le cadre d'une analyse économique. Le refus d'une telle limitation, la volonté d'assurer une sécurité maximale peut conduire au résultat inverse. » […]

Occupant un poste élevé dans l'oligarchie scientifique soviétique, Legassov a bien sûr fondé un groupe où ses opinions ont été reprises et adoptées par d'autres. I. Kouzmine et A. Stoliarevski, proches de lui, expliquent en 1985 une récente baisse du rythme de la construction de centrales nucléaires en Europe et aux États-Unis par la volonté de mauvais aloi d'élever le degré de sécurité dans les centrales nucléaires. […] Ils critiquent les pays occidentaux pour leur obsession de la prévention maximale des accidents.

A. Sarkissov, membre-correspondant de l'Académie des sciences de !'U.R.S.S., confirme cette analyse : «Les gens croient communément qu'avec l'usure du matériel peuvent apparaître des maillons faibles. De fait, un seul accident peut influer fortement sur les statistiques existantes. Pour balayer définitivement les craintes sans fondement, il convient d'expliquer au public, le plus largement possible, de façon claire et précise, comment est assurée concrètement la sécurité des installations nucléaires.»

De par ses fonctions de premier adjoint au ministre de la Santé publique de l'U.R.S.S., E. Vorobiev aurait dû s'opposer aux dérives des physiciens-technocrates.

l s'est au contraire empressé de leur apporter sa caution, déclarant à la conférence internationale consacrée au lancement de la première centrale nucléaire : «On peut aujourd'hui affirmer avec certitude que, tant au plan de la protection du personnel et de la population contre les radiations que de l'influence sur le milieu environnant, l'énergie nucléaire a fait ses preuves et démontré être une production d'énergie parmi les plus sûres et les plus prometteuses.»

3 extraits dont B.A. Semenov3) est auteur ou co-auteur

  1. AIEA, XXVe anniversaire (1982), bulletin spécial Energie nucléaire et sûreté, le rôle de l'AIEA ; conclusion de l'article :

    “Les activités de l'Agence relatives à l'énergie et à la sûreté nucléaires ont toujours répondu aux besoins de ses Etats Membres ; elles ont été conçues et conduites dans un esprit d'« adaptation à la demande » qui permet de réagir sans retard aux changements techniques, économiques et sociaux qui influent sur le développement nucléaire. Il est certain que depuis le milieu des années 1970, les programmes nucléaires se sont ralentis dans beaucoup de pays, surtout depuis l'accident de Three Mile Island ; la productivité des programmes de l'Agence toutefois n'a pas souffert de cette situation. Au contraire, une vigilance accrue a été exercée dans les domaines de la conception, du génie nucléaire, du choix des sites, de l'exploitation, du contrôle de la qualité et de la sûreté.”

    La publication complète de B. A. Semenov en 1982

  2. AIEA, bulletin VOL.25, N° 2, juin 1983 : L'énergie nucléaire en Union soviétique ; introduction du chapitre : La sûreté nucléaire en URSS

    “La sûreté des centrales nucléaires en URSS repose sur une vaste gamme de dispositions dont les principales sont les suivantes : la haute qualité de la fabrication et de l'installation des composants ; la vérification des composants à tous les niveaux ; l'élaboration et la réalisation des mesures techniques de sûreté efficaces destinées à prévenir les accidents, à pallier les défaillances de fonctionnement et à réduire les conséquences des accidents éventuels ; la mise au point et la réalisation de procédés de détection de la radioactivité émise en cas d'accident ; la réalisation de mesures techniques et d'organisation destinées à garantir la sûreté à tous les stades de la construction et de l'exploitation des centrales nucléaires ; la réglementation des techniques et de l'organisation de la sûreté ; l'adoption d'un système de contrôle et de réglementation de la sûreté par l'Etat.”

    La publication complète de B. A. Semenov en 1982

  3. AIEA, bulletin, 3/1991 : L'énergie nucléaire : son rôle futur dans le bilan énergétique mondial ; introduction du chapitre Sûreté et déchets radioactifs.

    “L'accident de Three Mile Island et, plus encore, celui de Tchernobyl ont fortement sensibilisé le public et les dirigeants au problème de la sûreté d'exploitation des centrales nucléaires. L'AIEA s'efforce depuis longtemps de réaliser un consensus international sur les normes et les pratiques à adopter en matière de sûreté. Ces normes ont été mises à jour pour tenir compte de la pensée moderne, de l'expérience acquise et des progrès techniques les plus importants. La réglementation est certes indispensable pour garantir la sûreté nucléaire, mais la sûreté des pratiques d'exploitation l'est tout autant. L'AIEA assiste ses Etats Membres en leur offrant une gamme de services dans ce domaine, en ce qui concerne les centrales nucléaires tant en exploitation qu'en construction.”

    La publication complète de B. A. Semenov en 1991

Textes sélectionnés par Yves Lenoir, auteur de La Comédie Atomique, La Découverte 2016, et du film Tchernobyl, le monde d'après, ETB 2018, dont Marc Petitjean est le réalisateur.


  1. Valery Legassov a mis fin à ses jours le 26 avril 1988.
  2. I.I. Kuzmine, universitaire, spécialiste de physique nucléaire.
  3. B.A. Semenov : Technocrate nucléaire soviétique, Dr général adjoint de l'AIEA, chargé de l'énergie et de la sûreté nucléaire.